« Je suis prêt ! Comme un voyageur bien installé qui attend que le train démarre. Ça fait longtemps que j’attends ce départ. Allons-y ! » Lorsqu’on lui annonce que, selon divers experts, les fromages joueront vraisemblablement les premiers rôles dans l’univers de la restauration en 2020, Joris Larigaldie se frotte les mains. « Fou amoureux » de ce produit, le chef du W Montréal a grande hâte de surprendre sa clientèle en sublimant ces goûteuses créations, particulièrement celles des artisans québécois. « Il y a tellement à faire, tellement de possibilités ! s’enthousiasme-t-il. Le monde des fromages est comme un incroyable terrain de jeu ! »
La nouvelle comblera de ravissement gourmands et gourmets, producteurs et cuisiniers, mais elle ne devrait guère étonner les observateurs les plus attentifs. Depuis quelques années, le nombre de fromages fabriqués au Canada a nettement augmenté, tout comme leur qualité, désormais reconnue et saluée aux quatre coins du globe. Les prix, relativement accessibles, et l’intérêt grandissant pour les produits du terroir auront fini de convaincre les consommateurs canadiens. La quantité de fromage ingérée annuellement d’un océan à l’autre a explosé : entre 2009 et 2018, elle est passée de 12,53 kg à 14,51 kg par habitant, soit une hausse de près de 16 % en à peine une décennie1 ! Et les Québécois ne sont pas en reste, eux qui, en 2016, en avaient avalé quelque 223 milliers de tonnes2.
Mais se remplir la panse de savoureux produits ne fait pas de soi un expert en la matière. Et si, pour ce qui est de la quantité consommée, le Canada rattrape peu à peu les géants français ou italien, il faudra encore patienter quelques années pour que le fromage prenne, sous nos latitudes, l’importance qu’on lui accorde outre-Atlantique.
« On ne peut encore pas dire que, en matière de fromages, les Québécois sont de très grands connaisseurs », concède Ghislain Paquet, copropriétaire de la Fromagerie de la Gare, à Sherbrooke. Dans sa boutique spécialisée, nombreux sont pourtant les acheteurs qui savent ce qu’est une croûte persillée, une pâte ferme ou un fromage affiné. « Mais on parle ici d’une clientèle passionnée et curieuse, qui s’intéresse aux styles, aux techniques, aux procédés », poursuit le fromager.
Malgré son ouverture d’esprit et son appétit grandissant pour les fromages, le grand public, quant à lui, a encore beaucoup à apprendre. Il lui faudra également vaincre certaines réticences pour déguster bleus et chèvres, des catégories qui rebutent encore une majorité de Québécois. « Pour franchir de telles barrières, il est préférable d’y aller progressivement, estime Jonathan Lapierre-Réhayem, directeur de la restauration commerciale et chef exécutif à l’ITHQ. En optant pour un bleu moins corsé, en utilisant de petites quantités, on parviendra à faire changer les habitudes. Mais on ne peut pas, demain matin, exiger que tout le monde apprécie le crottin de Chavignol. Ça prendra un peu de temps. Et beaucoup de pédagogie. »
L’ABC fromager
Aujourd’hui à la tête de la Fromagerie de la Gare (Sherbrooke) et passé, notamment, par les cuisines du Manoir Hovey, Ghislain Paquet souligne que le fromage n’était que très vaguement abordé dans les écoles hôtelières voici encore quelques années. « J’ai fait mes cours de service et de sommellerie au tournant du siècle : en service de restauration, rien sur le fromage ; en sommellerie, à peine plus. Tout cela a bien changé », témoigne celui qui donne régulièrement des formations en milieu scolaire.
Qu’ils étudient la cuisine, le service ou la sommellerie, les élèves se voient désormais enseigner les bases de la fromagerie. « La principale différence, c’est que la grande majorité de cette relève consomme du fromage, ce qui n’était pas le cas par le passé, constate Yannick Achim (Yannick Fromagerie). Toutefois, lorsqu’on leur demande d’en parler, d’analyser, d’interpréter, on comprend vite que ces jeunes ne connaissent ni le vocabulaire ni les procédés. Mais ils sont vraiment curieux ! »
Comme les autres écoles hôtelières de la province, l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec (ITHQ) fait désormais une large place aux fromages, surtout à ceux qui sont créés au Québec. Et ce changement ne ravit pas que la relève étudiante, souligne Jonathan Lapierre- Réhayem : « Notre personnel enseignant a à cœur de défendre ces produits, de les travailler, de les valoriser. C’est devenu un réflexe naturel. »
Valeur ajoutée
Toujours mieux informés, toujours plus connectés, toujours aussi friands d’émissions culinaires, les Québécois devraient, sans trop de peine, récolter l’information qui leur permettra de combler leurs lacunes fromagères. Ils seraient également bien avisés d’accorder une oreille attentive aux conseils, aux observations et aux recommandations des chefs lors de leur visite au restaurant.
« On n’est pas là pour leur donner des cours, mais c’est toujours avec plaisir qu’on répond aux questions de la clientèle, intervient Joris Larigaldie. Surtout que, après des années durant lesquelles les chefs ont été mis de l’avant, il est temps de redonner de l’importance aux producteurs. Nous, les cuisiniers, ne sommes que le lien entre le client et l’artisan. On a parfois eu tendance à l’oublier, et il faudra réparer cette erreur. »
À grand renfort de mentions sur les menus, de publications sur les réseaux sociaux et, bien évidemment, de détails, aussi clairs que précis, amenés par les équipes en salle, les restaurants devront satisfaire la curiosité de leur clientèle. Décrire le parcours suivi par le fromage, de la ferme à l’assiette ou dresser le portrait du fabricant leur permettra de reproduire ce qu’ ils ont appris à faire au cours des dernières années du côté des viandes, des fruits et légumes, voire des alcools : raconter une histoire. « Il faut personnaliser chaque dégustation, estime Yannick Achim, propriétaire des cinq succursales Yannick Fromagerie. Le consommateur veut savoir ce qu’il déguste, mais il veut aussi y associer un nom, une ferme, une région, une technique. Et, dans l’univers de la restauration, il revient aux cuisiniers et aux serveurs d’apporter cette valeur ajoutée. »
Par chance, nombre de chefs œuvrant aujourd’hui dans les coulisses d’établissements québécois possèdent de sérieuses et solides bases en matière de fromages. Certains ont été formés en Europe, ont profité de stages ou de voyages pour dompter ce délicat et exigeant produit ; d’autres, comme Joris Larigaldie, Français d’origine, ont grandi dans des pays où le fromage constitue un véritable morceau de patrimoine gourmand. « Ces chefs éduqués à l’étranger, dans des cadres parfois plus rigides, apprécient le côté un peu fou, innovant, que leur offre le Québec », analyse Jonathan Lapierre-Réhayem. « La diversité fromagère qu’on observe dans notre province doit beaucoup aux diverses vagues d’immigration, poursuit Yannick Achim. Il y a peu d’endroits au monde qui ont autant de variété sur le plan des techniques, des goûts, des styles. Sur la scène fromagère nord-américaine, le Québec est unique. Nous sommes chanceux ! »
Début de règne
Qui dit « public avisé » dit « clientèle exigeante ». Pour satisfaire, voire surprendre leurs hôtes, les cuisiniers québécois devront oser abandonner le traditionnel plateau de fromages, aussi riche et fourni soit-il, pour décliner cet aliment à toutes les sauces et de l’entrée au dessert. De simple assaisonnement ou d’accompagnement, le fromage est également appelé à devenir la vedette de l’assiette ou l’élément principal d’un menu. « Ça demande de la recherche, des expérimentations, des essais et, donc, des erreurs… Mais c’est un peu ça notre métier, non ? sourit le chef exécutif de l’ITHQ. Le danger toutefois serait de vouloir trop travailler ces produits. Il y a des fromages exceptionnels, très complexes, que l’on ne doit en aucun cas dénaturer. »
Si les fromages devraient donc s’inviter, encore davantage, dans les cuisines des restaurants québécois, impossible de dire si l’un d’entre eux pourrait, dans les prochains mois, s’imposer dans le cœur des cuisiniers et dans l’estomac de leurs invités. « Il y a tant de diversité et tant de qualité ! lance Ghislain Paquet. Avec sa croûte lavée et sa pâte semi-ferme, la Religieuse, un fromage de la famille des raclettes, qui a remporté le dernier Sélection Caseus, a tout ce qu’il faut pour séduire les chefs. » Problème : victimes de leur succès, les responsables de la Fromagerie du Presbytère confiaient, voici peu, frôler la rupture de stock. « La Religieuse n’est heureusement pas le seul fromage à avoir un réel potentiel en restauration. Loin de là... »
Après s’être fait une place dans le garde-manger des Québécois, le fromage s’invitera donc, en 2020, dans les établissements de restauration de la province. Mais devant la popularité, la qualité et la diversité du produit, la tendance gastronomique de la prochaine année pourrait en fait être celle… de la prochaine décennie.
Véritable « outil promotionnel », les concours de fromages, qu’ils soient organisés au Québec, au Canada ou ailleurs dans le monde, sont particulièrement appréciés des producteurs. « C’est une splendide vitrine, mentionne Yannick Achim. Ces compétitions poussent les artisans à se remettre en question, à innover. Et pour le consommateur, surtout pour celui qui n’y connaît rien ou presque, c’est la garantie d’acheter et de déguster un produit d’exception, de ne pas se tromper. »
1 Données tirées de Statistique Canada et compilées par Agriculture et Agroalimentaire Canada, Division de l’industrie animale, Section d’information sur les marchés.
2 Données tirées du site de Sélection Caseus.