« ADAPTATION », C’EST L’UN DES MOTS QUI REVIENNENT LE PLUS DANS LA BOUCHE DES RESTAURATEURS, HÔTELIERS ET DESIGNERS LORSQU’ON LES QUESTIONNE À PROPOS DE L’IMPACT DE LA PANDÉMIE SUR LES ESPACES INTÉRIEURS. DE QUELLES TENDANCES ISSUES DE LA CRISE SANITAIRE LES RESTOS, CAFÉS ET HÔTELS SERONT-ILS IMPRÉGNÉS ? LA DISTANCIATION SERA-T-ELLE LA NOUVELLE NORME ? TOUR DE PISTE.
La dernière année a été marquée par l’apparition massive de zones de lavage de mains, de signalisation au sol pour faire respecter les deux mètres de distanciation, ainsi que de plexiglas et autres objets séparateurs plus ou moins esthétiques. Afin d’accueillir leur clientèle, les commerçants ont dû redoubler de créativité pour faire coexister mesures sanitaires avec convivialité, sécurité avec expérience. Alors que la solution d’urgence pour plusieurs restaurants a été de distancer tables et meubles, Davide Bazzali, propriétaire du restaurant italien Il Bazzali, situé dans la Petite Italie à Montréal, a bâti lui-même des panneaux entre ses tables en recyclant de vieilles portes en bois verni et d’anciennes fenêtres de sa maison. Lavable et originale, cette solution a le bénéfice de bien s’intégrer au style du restaurant, estime-t-il. « Et on a pu respecter les règles sans avoir à trop investir dans de nouveaux matériaux ! »
Malgré plusieurs périodes de fermeture des salles à manger et des défis manifestes, Sylvie Lajoie perçoit la crise comme étant une occasion d’affaires. Elle a en effet complètement changé la configuration de son établissement, Station Billard, qui réunissait initialement un pub, un billard et une discothèque sous le même toit à Saint-Lin–Laurentides. « On en a profité pour agrandir, aménager un restaurant et deux grandes terrasses », explique-t- elle. Même si les prochains mois s’annoncent encore laborieux pour l’industrie, Station Billard aura donc encore beaucoup de place pour – et entre – les clients.
PLUS DE FLEXIBILITÉ, PLUS D’AÉRATION
Les cloisons (ou alcôves) qui créent des zones semi-privées (comme chez Davide Bazzali), le mobilier interchangeable ou évolutif ainsi que la conception de lieux très aérés avec un accès facile aux fenêtres seront plus courants désormais, analyse Louise Dupont, associée de la firme de design et d’architecture LEMAYMICHAUD. Selon elle, la versatilité des espaces séduit, pour des raisons sanitaires immédiates ou en prévision de besoins et activités à venir. Des systèmes de filtration d’air plus performants sont aussi pris en compte dans les constructions et rénovations en cours.
« Le défi de 2021, c’est de créer des espaces qui pourront évoluer dans le temps, de respecter les normes actuelles sans avoir l’air d’être une grande salle vide sans âme, et de pouvoir se réadapter au fil des mois afin qu’on puisse un jour retourner à une densité traditionnelle », relève l’experte, qui pense à l’après-crise depuis plusieurs mois. Zébulon Perron, designer intérieur dans le domaine de la restauration, a quant à lui conçu au printemps 2020 des séparations en verre pour le restaurant Montréal Plaza. « On a essayé d’avoir une approche où elles ne paraissent pas trop, puisque ça restera après la pandémie, mentionne-t-il. De plus, toutes ces mesures palliatives de design sont coûteuses. Beaucoup de restos ont vécu comme un double échec la fermeture annoncée par le gouvernement. »
Les projets dont s’occupe actuellement Louise Dupont comportent donc deux plans : un plan de salle modifié pour lutter contre la contamination, et le plan initial, plus serré et convivial, qui correspond à l’ambiance imaginée par son équipe et son client. « Car on aura sûrement le goût de se coller quand tout ça sera derrière nous », s’enthousiasme-t-elle. « On n’en est pas au point dramatique où l’on doit complètement repenser la création d’un resto, heureusement ! tranche Zébulon Perron, assez optimiste depuis que l’arrivée des vaccins a redonné un peu de force à l’industrie. J’espère que ce ne sera jamais la nouvelle normalité. Oui, j’ai en tête un restaurant COVID-proof et je pourrais le dessiner. Mais comme tout le monde, je garde espoir qu’on n’en aura pas besoin. »
DES SURFACES DE TAKE-OUT ET DE LIVRAISON OPTIMISÉES
Ce qui a bel et bien évolué au cours des derniers mois, c’est la façon dont les clients consomment. L’expérience du restaurant doit nécessairement se déplacer à la maison, que les restaurateurs en sortent gagnants ou non. La livraison et le service à emporter vont-ils modifier les plans des restos ? Fort probablement, estiment les deux designers. À Montréal, Il Miglio a adapté sa salle à manger en petit marché de produits fins, Moccione a transformé la sienne en comptoir de plats à emporter, le San Gennaro a troqué ses étagères de sauces tomate et pâtes pour un présentoir de vins d’importation privée, Le Flamant s’est installé en vitrine pour concocter des pâtes fraîches... Et comme les services de livraison sont eux aussi de plus en plus nombreux, les livreurs et les clients se bousculent parfois, note Louise Dupont. « On pourrait améliorer le service à la fenêtre et créer un espace plus accueillant, comportant une section meuble d’accueil où l’on entreposerait les commandes et produits afin que ce soit fluide. »
Dans les projets que Zébulon Perron conçoit actuellement, c’est une nouvelle composante importante. Puisque l’offre pour emporter a gagné en qualité, il estime qu’elle risque de durer, un peu comme le télétravail, et de rester en demande. « Mais beaucoup de restaurateurs ne se sont pas lancés dans la restauration pour ça. Il y a toute la partie humaine, le plaisir de faire découvrir des choses aux clients, etc. », nuance-t-il. Les compromis sont donc courants pour combler ces besoins rapidement. En février, le chef Davide Bazzali a agrandi sa cuisine afin de répondre aux besoins d’une production plus variée comprenant la confection, le stockage et la collecte de plats à emporter. « Mais il a fallu sacrifier le comptoir et les tabourets donnant sur la cuisine », dit-il.
« Le défi de 2021, c’est de respecter les normes actuelles sans avoir l’air d’être une grande salle vide sans âme »
L’HÔTELLERIE, PLUS MODERNE ET CONNECTÉE QUE JAMAIS ?
Le design intérieur des hôtels, quant à lui, ne connaîtra pas de bouleversement radical, croit Louise Dupont. Par contre, deux critères risquent de rythmer la vie des hôteliers, encore plus que celle des restaurateurs : « une hygiène impeccable » et le fait que « les gens ne voudront plus toucher à plein d’objets ». Sa firme a d’ailleurs dû devancer la mise en route de projets technologiques chez certains clients, dont l’Hôtel Bonaventure à Montréal, où se mettent en place des bornes virtuelles d’accueil et un système de clés sans contact, ainsi qu’une technologie facilitant le partage d’information et l’accès aux services de façon électronique. « La porte qui s’ouvre automatiquement quand on est devant, avec du Purell à disposition, c’est aussi un gros point positif », ajoute Louise Dupont. La tendance du touchless semble être là pour de bon.
Pour la propreté, c’est dans les chambres d’hôtel que le plus gros effort doit être mis, souligne l’experte. « On met un collant ou un sceau sur la porte pour assurer que la chambre est propre. J’ai l’impression que cette certification va rester pour un très long moment, sûrement plusieurs années. Cette communication est un gage de sécurité qui rassure la clientèle. » Une réflexion sur les matériaux est aussi en cours. Car qui dit « désinfection en profondeur » dit « recherche d’efficacité » et donc « de rentabilité ». Les surfaces très brillantes comme le verre noir où les traces de doigts sont plus longues à enlever seront désormais peu retenues, illustre la designer. « On va favoriser des matériaux faciles d’entretien, hyper hygiéniques, avec le défi de ne rien perdre en cachet. »
« On va favoriser des matériaux faciles d’entretien, hyper hygiéniques, avec le défi de ne rien perdre en cachet »
À l’Hôtel Bonaventure, on penche vers des portes de douche en acier inoxydable et en verre. « La pandémie nous aura poussés à nous questionner sur nos méthodes et nous aura incontestablement amenés vers l’aire technologique plus rapidement qu’on ne l’aurait pensé ! » explique le propriétaire, Claude Chan. Mais qu’en serat- il des télécommandes, des machines à café et autres objets incontournables des chambres d’hôtel ? Et les restaurants de type buffet... vont-ils prospérer ? Pour les designers du domaine de l’hôtellerie-restauration, toutes les solutions ne sont pas encore trouvées, mais les équipes assurent mettre toute leur énergie à intégrer ces exigences accrues dans l’esthétique et l’ergonomie de leurs concepts.
Car les designers restent bien occupés. Zébulon Perron confie que plusieurs projets en pause depuis plusieurs mois ont été remis sur la table. Tout comme Station Billard, de nombreux entrepreneurs n’ont pas attendu la fin de la pandémie pour se lancer en affaires et prendre en compte la crise sanitaire dans leur choix de design. C’est le cas du restaurant et bar à vin BarBara à Montréal, dont la grande table centrale et les plexiglas seront aisément modulables, voire interchangeables, selon les besoins. Depuis son ouverture en janvier dernier, la vente de produits pour emporter va bon train dans le jeune établissement. « On a eu la chance, si on peut dire ça, d’ouvrir en pandémie et donc de créer un projet qui convient dès le départ à la situation actuelle, soulève la copropriétaire Catherine Draws. On a un magasin séparé du reste de la salle, qui va rester. On y vend du prêt-à-manger, du vin, et il nous permet de faire des ventes en ce moment. On a aussi fait changer les fenêtres pour avoir une excellente aération, et il y aura une grande terrasse cet été. » Face aux incertitudes, l’adaptation, encore.