Le Bonaparte : « On n’est pas un restaurant à la mode, mais au goût du jour »
Le Bonaparte a ouvert ses portes en 1984 sur la rue Saint-François-Xavier, dans le Vieux-Montréal. En cette période d’inflation, de pénurie de main-d’œuvre, de fermetures et autres mauvaises nouvelles, retour sur les 40 ans d’existence d’un restaurant qui mène sa barque en s’adaptant, sans pour autant changer sa recette originelle.
C’est en 1989 que Martin Bédard arrive comme busboy au Bonaparte, un restaurant de cuisine française classique de 112 couverts. Il a 19 ans. Très vite, il a l’endroit « dans la peau ». « C’est le style de maison qui me convient : chaleureux, convivial, tout en étant professionnel - la qualité est toujours là. On reçoit les gens comme à la maison, et ça me parle beaucoup. »
Il devient ensuite serveur puis, homme de théâtre, il part à New York, attiré par les sirènes de Broadway. Aux États-Unis, il travaille notamment dans les restaurants La Grenouille, chez Alain Ducasse, à L’Orangerie à Los Angeles… Il revient au Québec en 2001, au Ritz-Carlton. Mais, un an plus tard, le voilà de retour à ses premières amours, Le Bonaparte, cette fois-ci comme maître d’hôtel. Il en devient rapidement le directeur.
L’établissement à nappes blanches accueille des gens du quartier, notamment une clientèle venue du théâtre Centaur, qui le jouxte. Pour s’accommoder aux besoins de ces clients, qui viennent une à cinq fois par an environ, le restaurant a mis en place un « menu théâtre », pour leur permettre d’avoir le temps de manger avant d’aller voir une pièce.
Le Palais des congrès voisin, ouvert un an avant le restaurant, apporte également son lot de gens d’affaires. Au fil des ans et du développement du Vieux-Montréal, des touristes viennent compléter la clientèle, qui compte aujourd’hui de nombreux habitués. « Quand ces touristes ou gens d’affaires reviennent à Montréal, on est presque sûrs de les retrouver chez nous, affirme Martin Bédard. On a une clientèle assez internationale, mais on réussit à la fidéliser. »
Un service très personnalisé
Le secret pour fidéliser ? « La constance. » Le menu, par exemple, n’a pas tellement changé au fil des ans : une page de 15 à 18 choix d’entrées, pareil pour les plats, avec quelques spéciaux du jour, et une bonne dizaine de desserts. « On a épuré au maximum le menu, donc on le change très peu, explique le directeur du restaurant. Même lorsque le personnel en cuisine change, les recettes restent les mêmes, ou à peu près. »
On pense au ravioli de champignons, à la carte et inchangé depuis les débuts, de même que le carré d’agneau et sa ratatouille ou le tartare de bœuf. « C’est vieux comme la Terre, mais quand on le fait bien, les gens reviennent pour ça. » Le chef, Kamal Abdul, est là depuis 18 ans. Il a travaillé notamment comme second de Gérard Fort, qui a dirigé avant lui les cuisines pendant 25 ans, et a appris ses recettes et sa façon de faire jusqu’à son départ peu avant la pandémie.
La constance, elle est là dans tous les domaines, « autant dans la qualité des produits et dans la façon de préparer les plats, que dans le service et l’accueil », insiste Martin Bédard. « On a un service très personnalisé, qui contribue beaucoup à notre longue existence. Même avant les ordinateurs, on était très forts pour se souvenir des détails, des préférences ou des habitudes des clients, pour personnaliser le service à leur prochaine venue. »
Pour le directeur, la restauration est « très près du théâtre » : « Les gens viennent chez nous passer quelques heures, et ils oublient leurs problèmes personnels pendant ce temps. Ils viennent vivre une expérience… » Désireux de préserver cette « âme » du Bonaparte, il trouve très important que les serveurs gardent leur propre personnalité au travail. « Je ne veux pas en faire des robots, comme on voit dans certains restaurants. »
Une maison qui roule, donc. Tellement, qu’à une époque, il a été question d’ouvrir un Bonaparte aux États-Unis. « On a presque ouvert à New York, confie Martin Bédard, mais finalement on a abandonné le projet : on a eu peur de perdre la qualité qu’on offre ici, qui est aussi due au fait que le chef et moi sommes sur les lieux en tout temps. C’est important pour avoir un bon encadrement. »
Évoluer par petites touches
En 40 ans, l’établissement a vu émerger de nombreuses tendances en restauration. « Nous on n’est pas un restaurant à la mode, on est un restaurant au goût du jour, nuance le directeur. On veut s’adapter tout en gardant notre identité, en restant intègre avec ce qu’on offre depuis le début. Les habitués viennent pour retrouver ce qu’ils ont toujours eu, donc quand on évolue, c’est par petites touches. »
Dans les années 1980, par exemple, les serveurs passaient derrière le bar pour faire les cocktails ; aujourd’hui, avec la croissance de la demande pour les cocktails signatures, le restaurant s’est doté de deux barmans qui réalisent des cocktails et mocktails personnalisés.
Du côté de la nourriture, si Le Bonaparte proposait auparavant une table d’hôte, il offre maintenant un menu dégustation avec accords, et s’adapte aux demandes spéciales des clients. On retrouve ainsi du tofu, pour accommoder les végétariens de plus en plus nombreux. La présentation des plats aussi a évolué : le homard, par exemple, auparavant servi avec la carcasse entière dans l’assiette, arrive désormais devant les clients de manière plus épurée.
Faire évoluer le personnel
L’établissement a aussi évolué dans sa gestion du personnel, en étant plus à l’écoute de leurs besoins. L’équipe actuelle compte ainsi 28 personnes en salle à manger, contre 15 auparavant. « Les jeunes aiment avoir plus d’indépendance et de temps pour eux, et veulent donc travailler à temps partiel. J’ai donc plus d’employés qui font moins d’heures chacun, à leur demande », explique Martin Bédard.
Cette flexibilité est cependant un défi quand il s’agit de maintenir l’exigence d’offrir un service très personnalisé : « Un employé qui travaille un jour par semaine ne verra un habitué qu’une fois dans l’année, alors qu’il l’aurait vu au moins quatre fois en travaillant à temps plein. Comment alors amener le service à être aussi intime et personnalisé ? C’est à moi de bien accompagner les serveurs, de les guider… Je dois encore plus partager mes connaissances plus avec l’équipe. »
En cette période de pénurie de main-d’œuvre, le directeur explique entre autres son bon taux de rétention de personnel par le fait qu’il intègre beaucoup les employés dans les décisions. « Si je me pose une question sur un changement à faire, je leur demande leur avis, je les fais participer. »
Si plusieurs membres du personnel sont là depuis de nombreuses années, la direction essaie au possible de les faire évoluer au sein du restaurant. Ainsi, à l’image de Martin Bédard qui a occupé plusieurs postes au sein de l’établissement, le sommelier Frédéric Ryan a commencé comme serveur en 2015 avant de devenir maître d’hôtel. Il a par la suite démontré un vif intérêt pour le vin, qui l’a amené à se former dans le domaine et à faire évoluer sa place au sein de l’établissement… jusqu’à reprendre la carte des vins.
Dans la carte, désormais riche de plus de 200 références, Frédéric Ryan a ajouté aux grands classiques français et italiens des vins québécois, nature et biodynamiques ; bref, il l’a mise au goût du jour, notamment pour une clientèle plus jeune. L’avantage de travailler dans un restaurant qui a vu plusieurs décennies, c’est aussi de pouvoir proposer des bouteilles qui ont de l’âge.
Pour ses 40 ans, le Bonaparte ajoutera sans doute au menu du poulet manchego, le plat préféré de l’empereur éponyme, en plus de proposer cette année une série de cocktails inspirés du calendrier révolutionnaire. « Le message qu’on veut faire passer aux gens, c’est qu’on est encore là. Le Bonaparte fait partie du patrimoine de Montréal, mais il est toujours vivant. »