Préserver les dernières enseignes lumineuses d’une autre époque
Elles font partie du décor depuis si longtemps que plusieurs ne les remarquaient même plus. Depuis quelques années, elles s’effacent une à une du paysage québécois, emportant avec elles ce qui reste d’une belle époque toutefois révolue. Les géantes lumineuses, ces enseignes commerciales imposantes, s’éteignent tour à tour.
À Mont-Saint-Hilaire, en Montérégie, la célèbre enseigne du Motel Cabine Saint-Hilaire, en bordure de la route 116, a été démantelée dans la deuxième moitié de mai. « L’état de détérioration très avancé ne permettait pas de conserver l’enseigne et la relocaliser », a fait savoir Alain Côté, président de la Société d’histoire et de généalogie de Beloeil-Mont-Saint-Hilaire, à La Presse Canadienne.
La Ville de Mont-Saint-Hilaire avait commenté sur sa page Facebook : « Il devenait dangereux de préserver ou même de penser à déplacer cette icône "vintage" auxquelles les personnes qui transitent par Mont-Saint-Hilaire se sont attachées au fil des décennies. » Elle mentionnait alors qu’un panneau historique serait installé au même endroit pour rappeler l’existence de l’imposante structure attendant les passants au tournant du pont Jordi-Bonnet depuis 1960.
Sur le boulevard Taschereau, à Longueuil, la gigantesque enseigne rouge et verte du Motel Oscar rappelle une époque révolue, où de nombreux touristes américains venaient séjourner le temps de quelques nuits pour visiter l’exposition internationale de 1967. Autrefois, 12 motels arboraient de telles enseignes sur cette artère bien connue de la Rive-Sud de Montréal. Celle du Motel Oscar, qui a été détruit par un incendie l’hiver dernier, est la dernière à être encore debout, mais son sort reste à être déterminé.
La coopérative en patrimoine Passerelles a été mandatée par la Ville de Longueuil pour évaluer la valeur patrimoniale de la structure. « La Ville était consciente de l’attachement citoyen face à cette enseigne, souligne la chargée de projets Frédérique Gagné-Thibault, à La Presse Canadienne. Elle est considérée comme un point de repère dans la ville, les gens s’y rendent pour se photographier devant. »
Comme elle est intimement liée au développement du boulevard Taschereau, la coopérative a suggéré de conserver l’enseigne à sa place ; dans le pire des scénarios, elle propose de la déplacer en un lieu consacré au patrimoine local.
De la rue Principale au fond des bois
À Granby, dans les Cantons-de-l’Est, la rue Principale (route 112) est bien connue pour ses grands néons, à commencer par le « gros Ben » de la cantine Chez Ben, qui avait été la vedette de l’affiche 12e Mondial de la publicité francophone en 1998, lui valant une notoriété à travers le monde.
Or, un autre personnage illuminé bien connu a disparu du décor en 2021, alors que le restaurant Chez Plumet a laissé place à la SPA des Cantons. Ce faisant, l’immense chef français, qui tenait fièrement un plateau bien chargé, a été mis en vente sur Marketplace.
Originaire de Granby, le Longueuillois Michaël Robert s’est senti le devoir d’acquérir l’enseigne qui avait marqué son enfance. « C’était un peu sur un coup de tête, mais j’ai sauté sur l’occasion, parce que je ne voulais pas que celui-là soit démoli comme la plupart le sont », explique-t-il en entrevue.
L’enseigne emblématique n’a donc pas fini ses jours au dépotoir, mais plutôt à l’érablière du cousin de Michaël Robert, à Saint-Pie. « Elle n’est pas visible du chemin, mais les visiteurs peuvent la voir dans la forêt. Elle est illuminée et je crois qu’il y a un projet pour lui faire porter une ceinture fléchée ! » affirme l’ancien propriétaire.
Points de repère et attachement
Aux yeux de nombreux Québécois, ces enseignes ont toujours fait partie du décor, si bien qu’elles sont parfois devenues un symbole pour une municipalité ou une région, ce qui explique en partie l’attachement qu’ils leur portent.
« C’est peut-être générationnel, mais pour beaucoup de gens, à l’époque, ces enseignes étaient considérées comme criardes et de mauvais goût, rappelle Frédérique Gagné-Thibault. Plusieurs ont été modifiées pour être moins "kitsch" et ont perdu leur signature caractéristique des années 1950-1960. »
Ces enseignes n’étaient d’ailleurs pas toujours érigées pour résister au temps, ajoute-t-elle. « Par nature, elles étaient censées avoir un caractère éphémère puisqu’elles étaient liées à un commerce. Ces commerces ont fermé, changé de nom, revu leur image... » ajoute la chargée de projet.
Moteurs de nostalgie
Selon le professeur de communication à l’Université Concordia, Matt Soar, ce ne sont pas tant aux enseignes que les Québécois sont attachés, mais plutôt aux souvenirs auxquels ils les ont associées. Il organise à l’occasion des visites des enseignes qu’il a récupérées au cours des 15 dernières années, dans le cadre du Projet Enseignes Montréal. Il en expose plus d’une vingtaine, en a une douzaine d’autres qui sont entreposées, et il a fait don d’une autre dizaine d’enseignes à différents musées.
« Quand quelqu’un reconnaît une enseigne, son visage s’illumine, relate-t-il. Cette personne ne parle pas de l’enseigne, mais de moments heureux de sa vie que celle-ci fait remonter : le magasin où ses parents lui ont offert son premier vélo, le café où elle a rencontré la personne avec qui elle partage sa vie... En ce sens, les enseignes jouent un rôle d’aide-mémoire et incarnent une mémoire culturelle que nous partageons collectivement. C’est donc normal qu’un sentiment de perte accompagne leur disparition. »
(La Presse Canadienne)