Si Élise Tastet adore cuisiner des festins à la maison, elle est bien la seule de sa famille. Sa mère, avec qui elle a grandi, n’aime pas ça du tout, et son père, le critique culinaire du Devoir Jean-Philippe Tastet, l’emmenait quasiment tout le temps manger au restaurant. « On était à L’Express plus souvent que chez lui, se souvient la jeune femme. À trois ans, je jouais à faire le service au Byblos ; à 7 ans, je mangeais du boudin au Toqué ! Tous les restaurateurs me connaissaient. » Pour autant, elle n’a jamais voulu travailler en restauration. Elle étudie en histoire de l’art, puis en communication, travaille en publicité et dans le web. Lors d’un stage, elle se rend compte à quel point « tout le monde utilise Internet sans savoir vraiment comment ça fonctionne » ; de là lui vient l’idée de lancer un blogue sur les restaurants avec son père, ce dernier s’occupant du contenu et elle, de la partie web.
Le critique du renommé quotidien tique évidemment sur le terme de « blogue », un support plutôt mal vu dans les salles de rédaction, mais il accepte finalement de tenter l’aventure. Tastet.ca fait ainsi ses premiers pas en ligne en 2013, pendant qu’Élise fait sa maîtrise en commerce électronique à HEC. Mais entre le père et la fille, la vision de la restauration, et donc de la critique, n’est pas la même : si Jean-Philippe est concentré sur l’assiette – de la présentation aux techniques culinaires –, Élise prend en compte le décor, l’ambiance ou encore le service. « On a eu plusieurs différends là-dessus, raconte la trentenaire. Et aussi sur le choix des sujets : mon père écrivait des poèmes sur le jambon de Bayonne, et ainsi de suite ; bref, les articles ne marchaient pas. J’essayais de lui faire comprendre qu’il fallait tenir compte de ce que les gens voulaient lire… Un jour, il a débarqué du projet. Je pouvais enfin faire ce que je voulais ! »
La seule expérience qu’Élise Tastet a, à ce stade, c’est une bonne connaissance des réseaux sociaux. Elle a d’ailleurs lancé une petite entreprise de conseils dans le domaine pour les PME, qu’elle gère alors en même temps que Tastet.ca et sa maîtrise. Son père parti, elle se met donc elle-même à écrire. Petit budget oblige, elle commence par chroniquer sur les restaurants qu’elle a déjà visités et qu’elle connaît bien. « Comme tout le monde râlait contre les blogues, j’essayais de garder une certaine rigueur, de faire les textes de façon à ne pas mettre juste mon expérience en avant, précise l’entrepreneure. J’ai aussi utilisé mon réseau de restaurateurs pour faire des entrevues et des portraits. C’était compliqué les premières années, mais je suis devenue passionnée de la restauration – obsédée, même. J’étais au courant de tout ce qui ouvrait ! »
« Une femme, jeune, avec un père connu »
L’entreprise n’a pas encore de bureau, et Élise Tastet travaille de chez elle, accompagnée d’une stagiaire. Une fois par semaine, son conjoint l’emmène au restaurant : elle choisit alors l’adresse avec soin, car si l’expérience est positive elle sera l’occasion d’en faire un article. Au fil du temps, elle s’inscrit à différents programmes d’accompagnement des entrepreneurs – Montréal inc., Femmessor, etc. – afin de peaufiner son modèle d’affaires et elle met l’accent sur l’optimisation pour les moteurs de recherche (SEO). Le site passe rapidement de 25 000 visiteurs uniques annuels à 2 millions. « Je n’ai pas senti de bienveillance pour autant, note-t-elle. J’étais une femme, jeune, et en plus mon père était connu ; on m’a d’ailleurs souvent dit que je réussissais parce que j’étais la fille de Jean-Philippe. Mais peut-être que ça m’a encore plus poussée à montrer que je pouvais y arriver… À la fin, j’ai gagné les gens du milieu parce qu’ils ont vu à quel point je travaillais. »
Le site recense aujourd’hui 1 200 restaurants. Sa fondatrice reçoit tous les jours des messages, courriels et textos de restaurateurs qui lui demandent de figurer sur Tastet.ca, mais qui également lui reprochent qu’on y parle toujours des mêmes établissements. « Si on parle de ces restos, c’est que les gens les aiment, explique Élise Tastet. Et puis, beaucoup de restaurateurs nous feedent de l’information, des visuels, etc. C’est sûr que ça nous aide. » Tastet embauche ses premiers employés en 2018, et la jeune directrice doit apprendre à gérer l’entreprise en même temps que l’expansion du site, les attentes du lectorat et celles des restaurateurs. « J’avais 27 ans. C’était beaucoup. J’ai tout donné à cette entreprise… » La femme d’affaires confie être passée trois fois proche de l’épuisement professionnel.
Les visites des restaurants et bars sont désormais assurées par des employés grâce à un budget mensuel de 2000 $. La rédaction accepte aussi les invitations, mais ne garantit pas un article pour autant ; il faut que l’établissement entre dans les critères Tastet, listés sur le site. Élise Tastet a alors le sentiment d’être devenue « une vendeuse de publicité » à force de ne se consacrer qu’à ça. C’est pourtant un aspect qu’elle connaît moins, et qui de surcroît ne l’intéresse pas. « Là, j’ai dû me rappeler pourquoi j’avais lancé le site à l’origine, et où j’y trouvais du plaisir : c’est quand je fais découvrir un endroit cool aux gens. Ma paie, c’est quand un lecteur m’écrit pour me remercier de lui avoir fait découvrir un lieu. »
En 2019, son père revient dans l’entreprise, cette fois à titre de rédacteur-correcteur. Élise Tastet en profite pour se pencher sur la question de l’intelligence artificielle, un domaine qui la fascine. « Mon objectif, c’est de prendre nos 2,5 millions de lecteurs, nos 1200 restos et notre grille de critères, afin d’être capable de mettre en lien chaque resto avec la bonne personne, décrit l’entrepreneure. Si toutes nos adresses sont techniquement de “bonnes adresses”, elles ne le sont pas automatiquement pour tout le monde. Mon père et moi, on n’aime pas les mêmes lieux – lui déteste quand on ne s’entend pas parler, par exemple. » Elle retourne donc à HEC faire une spécialisation en intelligence artificielle, et devient candidate à l’incubateur Next AI, qui aide à intégrer l’intelligence artificielle dans les entreprises. Le programme commence le 16 mars 2020…
Toronto et intelligence artificielle
Quand la pandémie frappe, l’entreprise compte six employés. En plus de suivre l’incubateur à distance, Élise Tastet doit mettre à pied tous ses collaborateurs et reprendre elle-même leurs tâches. « J’écrivais trois articles par jour, se souvient la jeune femme. Comme les restos étaient fermés, j’ai écrit sur d’autres choses, notamment l’agriculture et l’alimentation ; on a fait des recettes de chef, etc. J’ai bossé jusqu’au bout. On a réussi à doubler nos ventes et à garder nos lecteurs, c’était fou. » Tastet.ca traverse finalement la crise, et avec succès. L’équipe au complet reprend du service, comptant à ce jour 12 employés à temps plein ainsi que 6 stagiaires et pigistes. La rédaction fait notamment un grand ménage du contenu en 2021 pour le recentrer sur les restaurants.
L’équipe crée enfin une application merchant, qui permettra aux restaurateurs d’entrer l’information de base concernant leur établissement et de mettre à jour des infos pour ressortir automatiquement dans le moteur de recherche du site – comme « take-out » et « salle privée ». Cette application devrait permettre de décharger l’équipe éditoriale de toute l’information quantitative concernant les restaurants et de se limiter aux ajustements qualitatifs. Tastet prépare un nouveau site, qui pourra soutenir les fonctionnalités d’intelligence artificielle, et le lancement de Tastet Toronto. « Ça a toujours été ça mon grand rêve : que n’importe quel épicurien puisse découvrir des adresses locales… », explique l’entrepreneure.
Alors que 2021 s’annonçait déjà bien chargée, Élise Tastet a eu la surprise de tomber enceinte. Une nouvelle vie qui lui a finalement permis de prendre du recul : « Le congé de maternité, quand t’as une entreprise, c’est très utopique ! Ça a été une année très rock’n’roll, mais mon fils m’a forcée à avoir une différente perspective de mon entreprise, et à arrêter de travailler 100 heures par semaine… » Aujourd’hui, la maman de 32 ans n’est plus « la Élise de 23 ans follement passionnée de la restauration et dingue des chefs, qui vit juste pour son site ». Si elle reste admirative du secteur et très intéressée par l’alimentation et les humains derrière, sa perspective a évolué. « J’aime encore l’industrie, mais pas pour les mêmes raisons… Et non, je n’ouvrirai jamais de restaurant ! »