Dans une industrie où se multiplient les restaurants de plus en plus beaux, on ne doit pas perdre de vue que le contenu de l’assiette doit primer et demeurer la principale raison d’être d’un établissement de restauration. Au moment de créer une carte ou d’intégrer de nouvelles recettes, le chef doit considérer les besoins et les attentes de sa clientèle, ainsi que la disponibilité et la provenance des produits afin de créer un accord parfait entre son offre et la demande. Garder en tête la qualité, le goût, les budgets que lui impose son type de restauration se révèle un défi de taille pour plusieurs.
Non seulement les attentes des clients influencent-elles les chefs, mais les tendances mondiales ont aussi un grand rôle dans le processus de création d’une carte. L’une des influences montantes les plus importantes actuellement est la nordicité. Ainsi, les pays scandinaves se sont dotés d’une charte par laquelle les signataires s’engagent à favoriser les produits et la culture culinaire nordiques.
Au Québec, dans les dernières décennies, le régime méditerranéen puis la mode californienne ont tenu le haut du pavé dans les tendances culinaires. Nous nous sommes longtemps comparés, et nous nous sommes excusés de ne pouvoir suivre totalement la vague en raison de nos quatre saisons. Réjouissons-nous du fait que les pays nordiques ouvrent désormais la voie dans le domaine de la gastronomie. Encore dernièrement, nous en avons eu une autre preuve ; au dernier concours des Bocuse d’or, tenu en janvier à Lyon, le Danemark a monté sur la plus haute marche du podium, alors que la Norvège et la Suède ont respectivement remporté l’argent et le bronze. Ces pays deviendront un modèle à étudier attentivement pour les Québécois, Nordiques d’Amérique que nous sommes.
Dans les prochaines années en restauration, la guerre ne se fera plus seulement à coups de designers… mais à coups de chefs.
Pas une semaine sans que « produit du terroir » apparaisse dans un média ! Actuellement, quel nouveau restaurant aurait l’audace d’afficher « cuisine de produits internationaux ou d’importation à 100 % » ? ! Surutilisée, voire galvaudée, la notion de terroir recouvre en fait une réalité bien plus complexe –avec en son coeur le (bon) goût et la qualité. Au Québec, en 2011, où en sommes-nous question terroir ?
De quoi parle-t-on exactement ? Le terroir, c’est quoi ?
Au Québec, nous avons une définition du terroir, et ce, depuis 2003. Elle est le résultat du groupe de travail sur les appellations réservées et les produits du terroir, présidé à l’époque par la chef restauratrice Anne Desjardins : « Un produit du terroir est un produit qui provient – ou dont les principales composantes proviennent – d’un territoire délimité et homogène et dont les caractéristiques qui le distinguent de façon significative des produits de même nature reposent sur la spécificité de ce territoire. Ses caractéristiques dépendent à la fois des particularités du milieu, comme la géologie, le climat, le relief, la culture, l’histoire ainsi que du savoir et du savoir-faire, traditionnels ou émergents, et de ses habitants. »
Locaux, fermiers, artisanaux, traditionnels…
Même si, aujourd’hui, cette définition fait autorité, il ne s’agit que d’une définition de référence, aucun texte réglementaire ne venant l’encadrer. La porte reste donc encore largement ouverte aux utilisations parfois à la limite de l’appellation « terroir » pour un produit qui, au final, n’en remplit pas toutes les conditions, voire aucune ! Les produits du terroir sont des produits convoités, car fortement porteurs d’identité (authenticité, nature, goût, valeurs, paysage, tradition…). Ils rassurent – des repères fiables au sein de la jungle alimentaire – et font office de sauvegarde patrimoniale. Avec les appellations du type fermier, artisanal, local, etc. apparues sur le marché, celle relative au terroir se retrouve submergée. Résultat : on met aujourd’hui tout dans le même panier ! Le CARTV¹, dont le mandat principal est de promouvoir les produits d’appellation et de construire un répertoire alimentaire, devrait, dans l’année à venir, préciser et encadrer ces termes dits valorisants, afin que chacun puisse s’y retrouver et ait un guide de référence.
Quelle est l’offre québécoise actuelle en produits du terroir ?
Depuis une vingtaine d’années, le Québec (re)découvre son terroir. Aussi la liste ne cesse-t-elle de s’enrichir : amélanche, anguille de Kamouraska, chicoutai, couteaux de mer et homard des Îles-de-la-Madeleine, fleur d’ail, gadelles, gourganes du lac Saint-Jean, oursin vert, sureau, etc. Sans oublier les grandes vedettes : bleuets, canneberges, fraises d’Orléans… et tous les produits de l’érable ! Parmi ce répertoire alimentaire en construction, le Québec compte une IGP (indication géographique protégée) : celle de l’agneau de Charlevoix². Deux autres dossiers se préparent et devraient être déposés en 2011 auprès du CARTV : celui concernant le cidre de glace du Québec (dont les discussions sont bien engagées pour une demande d’IGP) et celui de la poule Chantecler³. Les dossiers ne se bousculent donc pas… laissons le temps au temps ! Quant aux vins du Québec, ils ont obtenu, en décembre 2010, leur certification privée – sous le label « Concert », une marque appartenant à Ecocert Canada et réservée aux produits non biologiques. La première étape pour l’Association des vignerons du Québec
(AVQ) avant une certification publique 4 ?
Sur la photo, l’agneau de Charlevoix et la poule Chanteclerc
Des produits susceptibles de devenir des produits d’appellation
Tous ces produits du terroir sont susceptibles de devenir des produits d’appellation (BIO, AOC, IGP, ou AS 5), à condition que les producteurs décident de se regrouper, de partager et d’organiser leur vision commune quant au développement et à la stratégie de commercialisation du produit, puis de déposer et de défendre leur candidature auprès du CARTV. Il s’agit donc d’une démarche collective et durable, contrairement à celle de la restauration de qualité qui, elle, est plus personnelle et s’inscrit dans le court terme. En effet, un chef restaurateur n’attend pas que la machine institutionnelle se mette en branle lorsqu’il trouve un produit qui lui plaît du point de vue de ses qualités organoleptiques. S’il le juge bon et intéressant, il le mettra au menu aussitôt ! Ce produit d’exception peut même devenir une signature pour son établissement. Les logiques de reconnaissance d’un produit semblent donc, à court terme, divergentes entre, d’une part, des acteurs institutionnels tels que le CARTV et, de l’autre, le secteur des HRI. Mais à moyen et long terme, elles devraient converger, car le secteur des HRI a tout à gagner d’un système de labellisation et de certification et peut, de sa propre initiative, encourager et soutenir des groupes de producteurs pour améliorer l’offre et élargir le répertoire alimentaire.
Cuisiner le terroir et viser l’excellence
Lorsqu’un établissement choisit de valoriser le terroir, il choisit l’authenticité, la qualité et le bon goût. Mais gare à l’utilisation de cette image comme gage de qualité ! Car local, fermier, artisanal et tous les autres termes valorisants évoqués précédemment ne signifient pas obligatoirement que le produit a bon goût et que la qualité est nécessairement au rendez-vous. Il est certain que la qualité intrinsèque des produits de terroir contribue à l’excellence de la qualité de la cuisine offerte par les restaurateurs et, réciproquement, la qualité de la cuisine des restaurateurs met en valeur l’excellence des produits de terroir. Mais de là à en faire une devise… D’où l’intérêt et la pertinence d’une reconnaissance publique et institutionnelle de la relation chef-producteur (et donc de l’excellence des produits) par l’entremise de prix tels que le Renaud-Cyr 6, les activités et missions de l’Association de l’Agrotourisme et du Tourisme Gourmand, ou encore les livres de cuisine prônant le régional 7.
Comment vendre le terroir, le mettre en valeur ?
Inscrire sur le menu le nom du producteur (ou celui de la ferme) et proposer à la vente une sélection de produits (le concept de boutique) sont actuellement les deux formes de communication les plus privilégiées pour valoriser le terroir dans le secteur des HRI. Il est possible pour un établissement d’aller plus loin – en termes de décoration et d’ambiance – sans toutefois tomber dans le folklore ! D’autres formes de soutien au terroir existent, moins visibles, comme les choix de livraison et de conditionnement des produits, les ententes pour développer d’autres produits ou revoir la « recette » de certains, etc. Mais le menu reste par excellence le premier outil de communication des chefs restaurateurs. En cela, il est révélateur d’une démarche, d’une vision de la gastronomie qu’ils recherchent et pratiquent. Tout comme le nom final attribué au plat. Essentiel ! Cuisiner terroir est ou devrait être un engagement… politique (n’ayons pas peur des mots !). En effet, choisir le terroir, c’est opter pour un développement durable, favoriser et soutenir les productions locales, avec toutes les contraintes liées à la saisonnalité, les quotas de production souvent moindres, des cahiers des charges plus contraignants et des prix généralement plus élevés. Aussi les pouvoirs publics ont-ils un rôle important à jouer dans la valorisation du terroir, car les enjeux et les impacts sont d’ordre politique, environnemental et sociétal.
Porteurs d’identité et véritables ambassadeurs partout dans le monde, les produits du terroir sont une réponse à la globalisation et à l’uniformisation des goûts alimentaires. Certains produits hyper localisés jouissent d’une image tellement forte en dehors du territoire qu’ils en deviennent déracinés et se délocalisent. Ce sont alors la réputation, l’image du produit et le savoir-faire qui garantissent le lien au terroir. Le cas du cidre de glace en est un bel exemple : il trône désormais sur les tablettes de grands magasins tels que Les Galeries Lafayette à Paris ! En Europe et dans le reste du monde, les débats
autour des questions du terroir et de la patrimonialisation alimentaire font régulièrement la une des médias. La France a été le précurseur en la matière (1905), l’Europe a repris le système en l’adaptant (1992), et le Québec s’en inspire directement. Mais contrairement à la France et à l’Europe, qui ploient sous un système d’appellation devenu complexe en raison notamment du nombre de demandes, le système d’appellation québécois est tout jeune. Les choses bougent, lentement mais sûrement. Et l’intérêt est là, croissant.
Un grand merci à M. Jean-Pierre Lemasson, directeur du certificat en gestion et pratiques socioculturelles de la gastronomie à l’UQAM pour ses propos éclairants et ses cours passionnants sur toutes ces questions relatives au terroir québécois !
www.esg.uqam.ca/gastronomie/
LES ESSENTIELS
Jean-Pierre Lemasson et Philipp Violier (dir.), Destinations et territoires, vol. 2 : Tourisme sans limites, PUQ, 2009 (notamment, les trois derniers articles de la partie 1)
1 « Le Conseil des appellations réservées et des termes valorisants (CARTV) a été mis sur pied par le gouvernement du Québec le 6 novembre 2006, en vue de l’application de la Loi sur les appellations réservées et les termes valorisants. Cette loi vise à protéger l’authenticité de produits et des désignations qui les mettent en valeur au moyen d’une certification acquise en regard de leur origine ou de leurs caractéristiques particulières liées à une méthode de production ou à une spécificité. Le CARTV a juridiction sur les produits agricoles et alimentaires portant une appellation réservée et qui sont vendus sur le territoire du Québec. » Extrait tiré de Qui sommes-nous ? sur le site Web du CARTV, [en ligne], http://cartv.gouv.qc.ca/qui-sommes-nous
2 Le seul produit québécois, pour le moment, à avoir reçu cette appellation territoriale en 2009.
5 Biologique (BIO) : appellation réservée relative au mode de production. Appellation d’origine contrôlée (AOC) et indication géographique protégée (IGP) : deux appellations réservées relatives au lien avec un territoire. Appellation de spécificité (AS) : appellation réservée relative à une spécificité (tradition ou autre).
6 Créé en 1998, le prix Renaud-Cyr (en hommage à Renaud Cyr, propriétaire du Manoir des Érables à Montmagny, premier et fervent défenseur de la cause du terroir) récompense les professionnels qui oeuvrent activement à la valorisation et au positionnement des produits régionaux du Québec.
7 Comme l’ouvrage collectif À la bonne franquette, paru récemment aux Éditions Transcontinental, qui brosse un portrait actuel et pertinent du Québec gourmand, et le dernier guide Ulysse Terroir et saveurs du Québec.
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