« Ça se passe bien ? Ils ne disent pas trop de bêtises, au moins ? » Derrière le bar, Suzanne Gagnon, la véritable patronne du Laurie Raphaël, jette aux hommes de sa vie un regard mi-inquiet, mi-amusé. Comme deux espiègles garnements surpris par l’institutrice, Daniel et Raphaël se redressent subitement sur leur siège, échangent un regard complice et poursuivent la conversation comme si de rien n’était.
Passionnés par leur métier, brillants techniciens, aussi à l’aise au-dessus d’une casserole fumante que face aux caméras, le père et le fils Vézina agissent et réagissent comme deux vieux camarades de jeu. Leur complémentarité ne semble nullement souffrir des années qui les séparent. Bien au contraire. « Si je devais décrire en un mot les cuisiniers de sa génération, je dirais qu’ils sont gâtés, glisse le père. Ils ont une chance inouïe, celle de pouvoir cuisiner avec un terroir que nous n’avions pas voici 30 ans : du fromage, des viandes, des bières… » « Je dirais "chanceux" plutôt que "gâtés", intervient le fiston. Mais il a raison sur un point : certains jeunes chefs agissent parfois comme si tout était acquis. » « Nous, nous étions des défricheurs, reprend le père. S’il existe aujourd’hui une identité culinaire québécoise, c’est parce qu’on l’a construite, qu’on a lancé des idées. » « Parce que tu penses que tout est fait ? Qu’on ne construit plus ?, s’estomaque Raphaël Vézina. La route est pourtant encore longue. » Les deux hommes dégainent rapidement, se coupent, se relancent. Et dans bien des cas, sans même s’en rendre compte, terminent les phrases de l’autre. Comme s’ils avaient déjà eu mille fois ce débat. « Une chose est certaine : il se passe quelque chose au Québec, souligne l’aîné. Quand tu vois des Français, des Italiens, des Américains qui viennent ici pour connaître nos méthodes, s’inspirer de notre cuisine, ça fait plaisir. Dire qu’il y a 20 ans à peine, je devais me battre pour faire apparaître la mention "Cuisine québécoise" sous mon nom dans l’annuaire téléphonique... »
En cette année 2016, le Laurie Raphaël a rejoint le cercle très fermé des établissements ayant franchi la barre des 25 années d’existence. Une performance de plus en plus exceptionnelle. « La difficulté dans notre industrie, c’est de durer, confirme Daniel Vézina. Pour y parvenir, il n’y a pas de secret : il faut renouveler sans cesse son entreprise. Et réussir à fidéliser le client. C’est tout un défi de nos jours, dans ce monde où l’on observe une consommation excessive de la nouveauté. » « La compétition est incroyablement intense, enchaîne le plus jeune. Même si tu es talentueux, tu peux te perdre dans la masse. Ton concept peut fonctionner trois mois et planter par après parce que ton voisin fera autre chose. Pas forcément mieux que toi, mais différemment. » Et d’ajouter, après un rare instant de silence : « Le public est attiré par deux types de restaurants : les nouveaux et les meilleurs. Le jour où tu sors de la première catégorie, tu as plutôt intérêt d’avoir intégré la seconde. »
Pour réussir à percer et s’installer durablement dans l’univers culinaire, certains nouveaux venus devraient, selon le bouillonnant duo, accepter humblement de réviser leurs gammes. « Force est de constater que, malheureusement, les techniques de base sont de moins en moins maîtrisées. Certains veulent trop vite faire du Noma sans même être capables de cuisiner un menu classique », déplore le fondateur du Laurie Raphaël. « Il exagère : les bases, on y revient tout doucement, rassure son fils. Et puis, tout n’est pas aussi sombre que cela. On note par exemple chez cette nouvelle génération une réelle joie de travailler, un esprit fraternel, voire amical, entre restaurateurs. » « Il a raison, admet, dans un souffle, le paternel. Il a souvent raison… »
L’admiration du père pour celui qui marche dans ses traces est évidente. « Voir Raphaël reprendre ainsi le flambeau, c’était un rêve que je chérissais secrètement. Il est né dans la bouffe, mais je n’ai jamais voulu le pousser. Mais attention, s’il avait été complètement nul, je lui aurais conseillé de changer de voie et ne lui aurais jamais cédé mes cuisines ! » « Être le fils de Daniel Vézina m’a évidemment aidé. Mais le véritable défi commence tout juste : je dois parvenir à ce que les gens associent désormais le restaurant à Raphaël et plus uniquement à Daniel ! » « Je lui fais entièrement confiance pour ça, intervient le père. Il a toujours eu ses idées bien à lui. Et ne s’est jamais gêné pour les faire connaître. Comme vous avez pu le constater… »
Dernière taquinerie, ultime clin d’œil. Les deux hommes finissent leur café, jettent un regard satisfait à la salle magnifiquement rénovée et regagnent leurs cuisines. La récréation est terminée. Suzanne peut souffler
Photo : Jean-Christophe Blanchet