
- Grande salle à manger, hôtel Windsor, Montréal, Québec, 1878.
Le Québec urbain en plein développement possédait tous les attributs des grandes villes, notamment les restaurants. Combien y en avait-il ? De quel type étaient-ils ? Où se trouvaient-ils ? Que pouvait-on y manger ? Quels étaient alors les restaurants fréquentés ? Voilà autant de questions qui ont guidé notre recherche.
Nous ne répondrons que partiellement à ces questions puisque peu de traces écrites touchant à ce sujet subsistent de cette période charnière entre deux siècles. Une chose est sûre, les restaurants, toute proportion gardée, n’étaient pas nombreux puisqu’ils commencèrent à émerger dans les années 1830, remplaçant peu à peu les tavernes traditionnelles où était offerte la table d’hôte, c’est-à-dire une table souvent collective avec un seul menu à prix fixe et servi à heure fixe ! Enfin, les restaurants, au sens d’aujourd’hui, n’étaient pas les seuls lieux où était offert le couvert puisque de très nombreux autres lieux, tels que les clubs directement hérités des traditions anglaises, leur faisaient concurrence, surtout parmi la clientèle aisée.
On peut distinguer quatre grandes catégories de restaurants qui, à l’époque, avait pignon sur rue et dont le style culinaire encore fortement marqué de la tradition anglaise commençait à renouer avec une influence française qui était internationale à l’époque.
Les catégories de restaurants
La grande restauration
Les restaurants les plus réputés étaient, hors de tout doute, ceux des grands hôtels de luxe de Québec et de Montréal. À Québec, grâce à la volonté de Van Horne, grand patron du Canadien Pacifique, et également celui qui a permis l’arrivée des wagons-restaurants au Canada, le Château Frontenac, inauguré en 1893, donnait le ton à la haute bourgeoisie nationale et internationale qui voyageait une bonne partie de l’année. La bourgeoisie locale quant à elle se donnait rendez-vous dans la somptueuse salle à manger de l’Hôtel Clarendon, le plus vieil hôtel de Québec ouvert en 1817.
À Montréal, de nombreux hôtels tels que l’hôtel Rasco et le
St Lawrence Hall offraient le couvert, mais la construction, par exemple, de l’Hôtel Windsor (1878), de la gare-hôtel Viger (1898) et du Ritz-Carlton (1912) eurent pour effet un rehaussement de l’art culinaire et l’arrivée de la haute cuisine internationale telle qu’Escoffier l’avait codifiée. Ces tables offraient des menus de luxe le plus souvent préparés par des cuisiniers français ou européens. Les plats les plus représentatifs, en dehors de la légendaire pêche Melba, étaient les asperges à la sauce mousseline ou au beurre fondu, les soufflés divers, les selles d’agneau à la broche ou aux aubergines, les cailles servis à la Souvarov (truffes et foie gras), par exemple, les dodines de canard, les poulardes en gelée, etc. Le foie gras était aussi de rigueur !
Presque tous ces hôtels avaient en commun une salle de rôtisserie, le fameux grill room indispensable aux Anglais, et distincte de la salle à manger à proprement parler. À l’ordinaire, le boeuf était à l’honneur et pouvait se manger en rosbif, en steak, en côtes, etc. Mais toutes les grillades étaient appréciées (veau, poulet, oie, etc.) très souvent accompagnées de pommes de terres frites et de légumes parfois insipides ou, quand l’influence française était présente, avec des sauces travaillées. Le maïs grillé se servait fréquemment le midi dans des repas informels.
Les auberges
La restauration était aussi florissante dans les auberges qui offraient aussi bien le gîte que le couvert. Plusieurs d’entre elles témoignent encore d’un passé glorieux largement tourné vers les touristes américains. Le Manoir de l’Anse à Ste-Pétronille où les touristes arrivaient des États-Unis directement par bateau, l’Auberge sur Mer de Notre-Dame-du-Portage ou encore le Manoir Charlevoix, à La Malbaie, construit en 1901, sont de ceux-là tout comme quelques auberges dans les Cantons de l’Est. L’Auberge Lakeview, en son temps dénommé le Lake View House Hotel, et l’Auberge Rippelcove, à Ayer’s Cliff, qui comptaient parmi la quinzaine d’établissements alors largement fréquentées par nos voisins du Sud et par plusieurs personnalités canadiennes, sont encore actives. De manière générale, la cuisine y était soignée mais simple, suivant en cela l’héritage anglais plus ou moins adapté à la couleur américaine.
Les restaurants
Le guide allemand Baedeker, un des tous premiers guides touristiques, A Handbook for Travellers, publié en 1894, recommandait les seuls restaurants d’hôtels. Il notait que le boeuf et le mouton n’étaient pas aussi bons qu’en Angleterre et que le vin était rarement bon ! Toutefois, un tel jugement paraît excessif puisque plusieurs établissements attiraient une clientèle locale souvent exigeante. À Québec, elle fréquentait le Queens, qui joua un rôle de pionnier, mais aussi le Quebec Snow Shoe Club Restaurant, le Boisvert’s, le Palais de Cristal situé sur la rue St-Joseph ou encore le Chien D’Or et le Waldorf dont les réputations étaient considérables. Ces restaurants servaient force rosbifs et steaks, notamment aux hommes d’affaires le midi. Le café Buade à Québec, appelé depuis 1919 le New World Cafe, fait partie des restaurants qui ont survécu.
À Montréal, des restaurants comme le Delmonico [1]
, célèbre à New York et installé en 1870 sur la rue St-François-Xavier, le Grand Vatel, rue St-Jacques, qui servait de la dinde truffée, et l’Occidental offraient à la fin du XIXe siècle une cuisine raffinée, principalement d’inspiration française. Notons qu’en 1910 déjà, place Jacques-Cartier, une auberge et un restaurant végétarien avaient pignon sur rue sous le nom de Hôtel Richelieu de Tempérance ! N’oublions pas qu’à l’époque, sous la pression vigoureuse de l’Église catholique, le nombre d’établissements autorisés à servir du vin à table était limité. En 1916, seuls 200 établissements à Montréal et 25 à Québec pouvaient « arroser » les repas ! Enfin, et même s’ils étaient fort modestes, les premiers restaurants ethniques firent leur apparition.
Les restaurants populaires
Les restaurants populaires dits Pork and Beans n’ont guère laissé de traces. Il est vrai que leur réputation tenait davantage à leur capacité de remplir le ventre pour pas cher qu’à la qualité de leur marchandise. Soupes grasses et épaisses de pommes de terres, fèves au lard, tourtières aux viandes modestes, pour ne pas dire plus, étaient au menu quotidien. Bien sûr, l’adresse valait ce que valait la cuisinière, mais la réputation de ces lieux n’était pas de nature à s’étendre au-delà du quartier. La tête de veau vinaigrette était aussi un plat fort populaire notamment dans les « Quick Lunch » de Montréal. Ces derniers étaient des restaurants de rue, logés dans des roulottes ou des wagons de tramway désaffectés et qui, pour cinq cents, servaient aussi des saucisses grillées ou encore une soupe aux huîtres.
Les styles de cuisine
Il est intéressant de noter que, vers la fin du XIXe siècle, l’ensemble des restaurants se classaient, soit comme anglais, américains ou français. Les cuisines proposées reflétaient donc les styles du moment. Les restaurants de type anglais, présents dans quelques hôtels ou clubs, brillaient par leurs grillades de boeuf, leurs pâtés infiniment variés, un amour débridé des huîtres et l’éloge permanent de la tortue surtout, mais pas exclusivement, sous forme de potage. Les restaurants d’inspiration américaine ne le cédaient en rien aux restaurants anglais quant aux huîtres. La meilleure preuve en est l’invention des fameuses huîtres Rockefeller aux États-Unis qui donnait le ton à toute l’élite continentale. Les salades (dont la fameuse Waldorf), les homards bouillis vivants ou encore servis froids en mayonnaise et les gâteaux au chocolat étaient régulièrement au menu. Quant à la cuisine française, elle se déclinait, par exemple à l’Hôtel de France à Montréal, tout aussi bien en ris de veau sauce périgueux, en saumon à la romaine, en côtelette d’agneau à la Maintenon qu’en dessert à la gelée d’orange ou à la crème renversée au café.
D’une certaine manière, le début du XXe siècle voit la cuisine française, sous l’impulsion d’Escoffier, partir à la conquête du monde et devenir la référence internationale. Le Québec échappe d’autant moins à cette influence qu’il est francophone et que cette vague de renouveau partait, paradoxalement, de Londres où « le cuisinier des rois et le roi des cuisiniers », Escoffier, officiait à l’Hôtel Savoy. De surcroît, la cuisine anglaise avait été « décapitée » à la fin du XIXe siècle, incapable de renouveler alors une cuisine n’échappant pas à la monotonie des viandes grillées et des légumes à l’eau trop cuits. On ne s’étonnera donc pas « que la cuisine française reconquiert les villes québécoises en cette fin de siècle [2] ». Au lieu d’une cuisine où tous les aliments sont cuits ensemble, s’imposa peu à peu la cuisson séparée des aliments, la maîtrise des sauces et de la pâtisserie ou encore la recherche d’une constante variété. Progressivement, ces techniques se diffusèrent dans toute la restauration et permirent au Québec d’établir son originalité continentale et d’accroître pour longtemps son attraction des touristes américains les plus gourmands !
Sources
Paul-André Linteau, René Durocher et Jean-Claude Robert, Histoire du Québec contemporain, Tome 1, Éditions du Boréal, 1989, 758 p.
Jean-Marie Lebel, « Tables d’hier et d’aujourd’hui : Deux siècles de restauration à Québec », Cap-aux-Diamants, Les plaisirs de la table, no 44, Hiver 1996, pp. 18-23.
Marc Lafrance et Yvon Desloges, « Les restaurants au 19e siècle », Continuité, Gastronomie et patrimoine,
no 52, 1992, pp. 27-31.
Mennell, Stephen, Français et Anglais à table, Éditions Flammarion, Paris, 1987, 537 p.