SI LE TRAVAIL À DISTANCE EST PARTOUT DEPUIS SIX MOIS, CERTAINS SECTEURS SEMBLENT MOINS ENCLINS À L’ADOPTER. POURTANT, MÊME EN HÔTELLERIE ET EN RESTAURATION, DIFFÉRENTS POSTES ET TÂCHES PEUVENT ÊTRE TOUCHÉS PAR CE MODÈLE DE FONCTIONNEMENT.
« Quand j’ai pris connaissance du sujet de votre article, j’ai été surpris. Le télétravail paraît contre-intuitif dans l’industrie de l’hôtellerie et de la restauration », avoue Stéphane Simard, expert en gestion des ressources humaines et spécialisé en mobilisation au travail.
Certes, hôtels et restaurants sont des lieux où convergent employés, ressources et clients et qui ne peuvent pas être recréés en télétravail. Il reste que beaucoup de tâches peuvent être exécutées en externe : marketing, gestion des ressources humaines, comptabilité, approvisionnement, direction…
« Dans ces domaines, le télétravail s’exerce déjà depuis quelque temps, mentionne François Pageau, professeur de gestion à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec. La pandémie a précipité les choses, mais, dans les années 2000, lorsque je faisais des études sur la restauration, j’ai rencontré des gens qui travaillaient de chez eux. » En outre, le professeur abordait déjà le sujet en classe avant l’arrivée de la COVID-19.
À l’hôtel Le St-Germain, à Rimouski, le passage au travail à distance avait été entamé avant même le début de la crise pour la direction et une partie de la comptabilité. Dans la foulée de la pandémie, le mouvement s’est accéléré, et toute l’administration de cet hôtel de 25 chambres est désormais effectuée à distance. « On a réussi à bien intégrer le télétravail ; tout le monde s’y plaît », affirme le directeur général Adam Dumais. Ce mode de fonctionnement permet de diminuer les risques de contagion pour la clientèle, mais aussi pour le personnel administratif.
« Le télétravail est une sécurité pour un établissement ; si toute l’équipe de l’administration tombe malade, c’est une entrave majeure au fonctionnement et au bon déroulement de l’entreprise », poursuit Adam Dumais. Pour quelqu’un comme lui, qui doit en tout temps être opérationnel à distance, passer au télétravail semblait être « une suite logique ». « Dans notre contexte de petit hôtel, on ne se débarrasse jamais vraiment de son téléphone : on est toujours en service, même quand on ne l’est pas officiellement. Le fait de pouvoir assurer une partie de mes responsabilités depuis chez moi me permet de concilier travail et famille. »
FLEXIBILITÉ, EFFICACITÉ, ATTRACTIVITÉ
Le télétravail offre des avantages qui séduisent de nombreux employés à la recherche d’une meilleure qualité de vie, comme la réduction des déplacements et la flexibilité des horaires. Dans une étude dans laquelle Stéphane Simard analysait les 20 facteurs pour lesquels les gens choisissent leur travail, arrivait en tête la possibilité d’avoir un horaire adapté — ce qui passe notamment par le télétravail. « C’était vrai avant la pandémie, et chez toutes les générations ; ce n’est pas juste une demande des jeunes, ajoute l’expert en gestion des ressources humaines. Permettre le télétravail est une question d’attractivité pour un employeur, de positionnement sur le marché en matière de recrutement et de mobilisation du personnel. » Un moyen de se démarquer du lot, donc, et un atout dans un secteur en pénurie de main-d’œuvre.

Pour Adam Dumais, pas de doute : le télétravail va se maintenir dans son hôtel après la pandémie. Il souligne notamment les bénéfices sur le plan du rendement, constatant que son équipe d’administration est encore plus efficace de la maison. François Pageau abonde dans ce sens, ajoutant que la hausse de productivité se voit aussi chez les patrons. « Les gestionnaires ont parfois tendance à vouloir tout contrôler et être trop dans les opérations, ce qui les détache de leur mission, estime l’enseignant. En transposant ce qu’ils doivent faire à la maison, ils se rendent compte qu’ils sont plus productifs et qu’ils n’ont pas besoin de passer 80 heures dans leur établissement ! »
Mais être à distance n’a pas que des avantages. Si les services administratifs s’effectuent bien en télétravail, les employés en cuisine ou affectés au ménage ne peuvent pas travailler à distance. Le fait d’avoir deux modèles de fonctionnement et des conditions de travail différentes dans l’équipe d’un même établissement pourrait créer des frustrations à long terme. « L’idée est d’offrir le plus de flexibilité possible, même pour le personnel en présentiel », conseille Stéphane Simard.
Autre inconvénient : si la majorité des employés plébiscitent le télétravail, certains apprécient beaucoup l’esprit de famille et d’équipe qu’on peut trouver dans un établissement, qui devient alors un deuxième lieu de vie. Être sur place permet en outre de formuler et de recevoir plus facilement des commentaires sur son travail. Bref, il s’avère difficile de tisser des liens sociaux ou professionnels à distance… « Le danger du télétravail, c’est que l’équipe ne se sente plus encadrée. Bien que je sois joignable en tout temps, on peut penser que ce n’est pas le cas si je ne suis pas là physiquement, reconnaît Adam Dumais. Il faut trouver l’équilibre dans tout ça pour que l’équipe se sente appuyée et perçoive une présence de l’administration. On ne veut pas que les employés se croient laissés à eux-mêmes… »
« REMPLACER LA PAUSE À LA MACHINE À CAFÉ »
En réponse à cela, le directeur du St-Germain est à l’hôtel trois heures par semaine pour rencontrer ses employés et superviser les installations. « Même si une rencontre Zoom fait l’affaire, on essaie de faire des passages sur place pour garder le contexte de proximité. En organisant des rencontres individuelles, je m’assure que les employés sont toujours contents et que les mesures fonctionnent bien. C’est une dualité : trouver la proximité le plus possible tout en étant à distance. Mais si les personnes sont bien impliquées, tant les employés sur place que la direction, tout est réalisable… » Adam Dumais utilise en outre un système de messagerie en direct pour communiquer pendant les heures de travail. Stéphane Simard conseille quant à lui de créer des occasions de rapprochement. « On peut avoir des activités à distance pour remplacer les interactions en personne, et remplacer la fameuse pause à la machine à café où l’on croise les gens. On peut aussi opter pour des réunions en semi-présentiel. »
Ce qui permet un télétravail efficace, ce sont avant tout de bons outils technologiques. Sur ce plan, les secteurs de la restauration et de l’hôtellerie ne sont pas en reste. François Pageau cite notamment Agendrix, pour la planification des horaires ou le pointage du personnel, et Marketman, pour la gestion des stocks. L’important est surtout d’avoir un Property Management System (PMS) dans le nuage, c’est-à-dire accessible de n’importe où.

« Tant pour les restaurateurs que les hôteliers, il y a maintenant des solutions de paiement qui offrent des accès internet. Donc, plus besoin d’être au bureau pour regarder la liste des transactions : tout se fait en ligne, signale Adam Dumais. Il y a encore des hôteliers qui ont décidé, ces dernières années, de faire l’achat d’un logiciel pour l’utiliser sur place ; la licence dans ce cas est beaucoup plus chère, et ce sont de gros frais à amortir sur plusieurs années. Je recommande fortement de faire le passage vers le nuage… Même si ce n’est pas pour le télétravail, c’est super d’avoir un accès depuis un poste mobile de partout. C’est le secret. »
UN PARADIGME
Pour le moment, Adam Dumais se qualifie de « loup solitaire », personne autour de lui n’ayant fait les mêmes changements dans l’administration. Pourtant, selon lui, passer au télétravail est réalisable par toute entreprise — petits hôtels comme grands établissements. « C’est juste une question d’organisation et de capacité à se familiariser avec les nouvelles technologies », assure le directeur du St-Germain.
Mais les défis sont bien là. Le télétravail ne s’applique notamment qu’aux services d’administration, qui constituent souvent une minorité des équipes en hôtellerie et restauration. Il s’agira aussi de voir comment, dans un monde post-COVID, la perception du personnel aura évolué par rapport au travail, prévient Stéphane Simard. Certains vont peut-être décider de changer de milieu parce qu’ils n’aimeront plus l’idée de travailler en présentiel.
D’ici là, pour diminuer le temps sur place des équipes en cuisine, par exemple, François Pageau met en avant la popularité des produits préfabriqués : si la préparation à la maison n’est pas autorisée par la loi, pourquoi ne pas couper un peu sur les heures de production en achetant des mélanges déjà faits, du fromage râpé ou des pommes de terre pré-épluchées ?
L’autre défi consistera à intégrer de nouveaux employés à distance. « Le télétravail fonctionne pour le moment, car on n’était pas à distance avant. C’est comme un paradigme, note le professeur de gestion. Je suis actuellement capable de télétravailler, car j’ai une vision de ce que c’est, sur place. Cependant, ça ne sera pas évident pour un nouveau, qui n’aura pas en tête les lieux, le déroulement habituel, etc. »
Si les secteurs de la restauration et de l’hôtellerie adoptent tranquillement le télétravail en cette période de crise, l’avenir reste donc incertain. Cela n’inquiète pas vraiment François Pageau, qui s’affiche optimiste. « Je trouve le challenge très stimulant. Nous sommes dans une industrie de guerriers, de créateurs, d’entrepreneurs et de gens qui sont constamment en mode renouvellement. »
