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La restauration, plus qu’un emploi, un « style de vie »

 
29 avril 2022 | Par Sophie Poisson
Crédit photo: Julie Artacho / Éditions XYZ

Publié ce mois-ci, le livre Pourboire, une sociologie de la restauration a pour objectif de montrer concrètement sur quoi la culture de la restauration est fondée. Pour en parler, son auteur qui est aussi cofondateur du magazine de sociologie Siggi, Jules Pector-Lallemand, s’appuie sur son expérience dans l’industrie entre 2015 et 2018 à Montréal, ainsi que sur les années suivantes passées à rencontrer des serveurs et des barmans. Son étude sociologique repose sur des établissements indépendants, branchés et installés dans des quartiers centraux de la métropole, à destination d’une clientèle de classe moyenne à aisée.

HRImag : Vous êtes arrivé en restauration pour payer vos études, et au fil des mois vous en êtes venu à considérer faire carrière comme barman. Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce métier ?

Jules Pector-Lallemand : Avec le recul, je me suis rendu compte d’une dimension esthétique importante : derrière le bar, en train de shaker un cocktail, il y a un sentiment de contrôle qui se dégage. Il y a une certaine élégance et un raffinement aussi... Et puis le temps passe vite parce qu’on est toujours occupé et un peu saoul à boire avec les clients. Il y a peu d’autres corps de métiers où on fait la fête pendant son quart de travail ! À la fin du service, on met notre musique, on peut fumer en cachette à l’intérieur, on achète de l’alcool même si légalement il est passé l’heure...

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Vous avez finalement poursuivi en sociologie, votre domaine d’études à l’Université de Montréal, mais vous faites toujours de la restauration votre sujet d’étude. Pourquoi ?

Lorsque je travaillais en restauration, je me sentais aspiré dans un univers avec ses codes et ses habitudes. Je me voyais changer : je développais de nouveaux intérêts pour la gastronomie et les cocktails, j’avais de nouveaux amis, je sortais plus souvent au restaurant et surtout je buvais beaucoup plus d’alcool. À la fois j’ai aimé mon expérience, et à la fois je suis content d’en être sorti. C’est cette ambivalence que j’ai essayé d’explorer.

Pourquoi titrer sur le pourboire ?

L’idée de départ, c’est que contrairement à ce que l’on dit en économie, l’argent n’est pas neutre. Il est porteur de signification, enveloppé de sentimentalité et de moralité. Sa provenance façonne la façon dont on le dépense. En restauration, les serveurs et barmans ont un revenu annuel dont la majorité vient du pourboire. Cet argent n’est pas donné par le patron, mais par le client. Il est récupéré à un moment précis, généralement à la fin du quart de travail, en argent et non sur un compte bancaire.

Les serveurs que j’ai rencontrés ont un double système de dépense : le salaire horaire est utilisé pour payer les dépenses fixes – loyer, factures de téléphone et d’Internet... - et le pourboire est synonyme d’argent de poche. Il est donc au cœur d’un style de vie unique, utilisé pour sortir au restaurant, découvrir de nouveaux produits, faire la fête et boire de l’alcool.

Dans votre livre, vous abordez également l’esthétique gourmande. De quoi s’agit-il ?

Quand on est serveur, on doit bien connaître les produits qu’on sert parce que d’une certaine manière on est un conseiller alimentaire, ce qui requiert une culture gastronomique générale assez importante. Au début, par nécessité, on apprend ce qu’il y a sur le menu de notre restaurant, et tranquillement on développe un nouvel intérêt pour la gastronomie, le bien manger et le bien boire. Ça devient ainsi une passion : toutes les semaines, on sort au restaurant, souvent avec des collègues qui sont devenus des amis à travers la fête et l’épreuve intense du rush.

On parle d’alcool, mais qu’en est-il des personnes qui n’en consomment pas ou peu ?

Je n’ai pas rencontré de gens qui ne buvaient pas, mais plutôt des gens qui voulaient moins boire et qui trouvaient ça très difficile parce que tu risques d’être moins dans l’équipe. Ils me disaient que c’était presque obligatoire de rester après le quart de travail pour partager une bière. En plus, la maison offre souvent une bière au staff. Ne pas boire est souvent un choix personnel qui est peu partagé. Le lien entre employés est soudé autour de l’alcool, donc ce n’est pas évident de prendre cette décision seul. On peut difficilement refuser la tournée de shooters parce que ce serait comme porter affront à la personne qui nous l’offre, et en même temps, si on ne paie pas en retour, on est considéré comme radin.

Est-ce que des serveurs ou barmans que vous avez rencontrés ont parlé de changer de métier pour arrêter de boire ?

Lors de mon étude, l’un de mes informateurs quittait la restauration justement parce qu’il avait décidé de devenir sobre et de rejoindre des groupes de soutien. Avant ça, il avait changé plusieurs fois d’établissement en se disant que ce serait plus simple d’arrêter de boire ailleurs. Il y a plein d’autres personnes que j’ai rencontrées qui arrivent dans la trentaine ou la quarantaine et ont une famille. Ce style de vie festif que je décris, ils l’aiment, mais ils ont de nouvelles obligations, donc personne ne le considère comme étant viable. C’est en lien avec la consommation d’alcool, mais aussi les sorties au restaurant, le fait de dépenser le pourboire sans compter ou encore le travail éreintant.

Qu’en est-il de la consommation de drogue ?

Même si j’avais quelques informateurs qui en consommaient, j’ai décidé de ne pas en parler parce que je ne veux pas renforcer ce cliché qu’ils essaient de défaire.

Quand les serveurs et barmans finissent par quitter la restauration, est-ce qu’elle leur manque après coup ?

À chaque fois que je retourne au restaurant ou dans un bar, notamment dans un établissement où j’ai travaillé, je m’ennuie toujours un peu de cette exaltation du quart de travail ; surtout quand il y a plein de monde. Je vois des anciens collègues qui donnent tout pour offrir un service qui a l’air décontracté, mais je sais très bien qu’ils sont dans l’urgence. Certains tirent un trait définitif sur le métier, d’autres le quittent pour ensuite y revenir. Il y a peu d’emplois qui sont aussi amusants que celui-ci, où le temps passe aussi rapidement, avec un sentiment de communauté avec les collègues.

Les défauts de la restauration sont aussi ses qualités. Certains essaient donc de transformer de fond en comble la restauration, mais ils sont peu nombreux. J’espère que le livre va leur donner un peu de matière à penser.

Pourboire, une sociologie de la restauration :

  • Éditeur : Éditions XYZ
  • Auteur : Jules Pector-Lallemand
  • ISBN : 978-2-89772-359-0
  • 232 pages (24,95$)
  • Parution : avril 2022

Mots-clés: Entrevue
Restauration

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