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La dégustation virtuelle est-elle l’avenir de la sommellerie ?

 
17 mars 2021 | Par Marie Pâris
Crédit photo: Phil Bernard Photographe

Isabel Bordeleau travaille un peu à son compte depuis 2008. « Je faisais des dégustations pour des particuliers, mais je ne cherchais pas vraiment de contrats... » L’ancienne sommelière de Maison Boulud et du Pullman avait un projet de restaurant avec son conjoint, le chef Riccardo Bertolino, et le couple se magasinait justement un local en mars dernier. Puis la pandémie a frappé. Le projet est mis en pause, de même que les cours de sommellerie qu’Isabel donnait à l’Institut d’hôtellerie et de tourisme du Québec (ITHQ).

« J’ai donc décidé de miser plus sur les dégustations, raconte la sommelière. J’ai élaboré mon site web et je m’y suis consacrée de façon beaucoup plus intensive et officielle. » Elle propose ainsi des séances de dégustation virtuelle, à raison d’une heure pour deux vins, deux heures pour trois vins - «  c’est pas mal le maximum de temps que ça peut durer en ligne, à mon sens ». Isabel offre aussi des dégustations en accord mets et vins, avec une offre culinaire préparée par son conjoint et livrée chez les clients. L’été dernier, alors que les conditions de confinement étaient moins strictes, elle a églament fait beaucoup de dégustations à domicile.

Sa clientèle ? Tout le monde. « L’idée, c’est de démocratiser le vin, explique-t-elle. J’ai eu beaucoup de clients corporatifs qui voulaient remercier leurs employés pendant les fêtes, mais aussi des clients plus jeunes qui veulent en apprendre plus sur le vin. Pour certains la dégustation se fait sous forme de cours, pour d’autres elle est plus ludique, pour passer un bon moment entre amis. Je m’adapte au groupe et à ce qu’il veut apprendre. »

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« Rendre ça humain malgré l’écran »

Alors que les restaurants fermaient leurs portes, plusieurs sommeliers se sont ainsi reconvertis dans la dégustation virtuelle. Et les entreprises ont fleuri. C’est le cas de Buvez Mieux, lancée par Julie Hélie (La Tanière 3) et Charles Claprood-Lemieux (L’atelier de Joël Robuchon), qui propose des ateliers de dégustation mais aussi de la gestion de cave, de la création de cartes des vins et de l’importation privée. Il y a également l’entreprise Mylène & Carl Sommeliers, un projet que Mylène Poisson (Maison Boulud) et Carl Villeneuve-Lepage (Le Toqué !, Meilleur sommelier du Canada 2017) ont lancé en août dernier.

« Les sommeliers qui veulent faire quelque chose en ce moment n’ont pas vraiment d’autre choix que de faire de la dégustation virtuelle, pense Carl. Mais on a entrepris de faire ça d’une façon différente des autres, on se distingue par notre offre. » Musicien à ses heures, le sommelier avait déjà du matériel chez lui et il a donc été assez facile de créer un petit studio de diffusion à domicile. Si, pandémie oblige, tout le monde est devenu plus à l’aise avec les réseaux sociaux et la vidéoconférence, la technologie n’est pas forcément le domaine de prédilection des sommeliers, et Carl se dit chanceux d’avoir l’apprentissage facile. Il s’est ainsi formé rapidement et en autodidacte au montage audio et vidéo.

Grâce à son service de production vidéo, Mylène et Carl Sommeliers travaille avec des clients privés, la SAQ ou encore des agences d’importation qui veulent mettre leurs produits de l’avant. L’entreprise propose également des consultations pour les caves à vins, des boîtes cadeaux, où la bouteille de vin s’accompagne entre autres d’une vidéo explicative, et des dégustations en ligne pour les entreprises adaptées au budget et aux goûts du client.

« Avec notre mini station télé maison, nos caméras et éclairages qu’on peut diriger nous-mêmes, nos micros, la musique qu’on rajoute, etc., on offre quelque chose d’un peu plus intéressant que juste un sommelier derrière son écran », indique Carl. Il inclut ainsi dans sa présentation des montages graphiques, des photos ou encore des cartes - et même ses instruments de musique à l’occasion. Bref, toute une animation qui n’est pas possible en salle à manger. « Ça donne une autre dimension, souligne-t-il. Même si j’étais le meilleur sommelier du monde, si j’étais plate, ma dégustation ne serait pas plus intéressante. Il faut donc rendre ça humain malgré l’écran. »

Une nouvelle logistique

La dégustation en ligne a aussi ses avantages : Isabel apprécie ainsi d’avoir le temps de discuter, alors qu’en salle à manger elle ne pouvait consacrer qu’un deux minutes rapide et concis à chaque table. Par contre, elle regrette que le virtuel lui fasse perdre un peu des réactions des gens, qui ont tendance à couper leur micro. « C’est moins instantané et authentique, indique la sommelière. Le plus difficile en ligne, c’est de ne pas avoir de retour direct des clients. » Et l’inconvénient majeur pour les clients reste de devoir être, encore, devant un écran après une journée de télétravail.

Carl souligne quant à lui le travail que demande la préparation d’une dégustation virtuelle. « Ça prend beaucoup plus d’énergie de faire une heure d’animation que de faire un service complet. On n’a plus le non-verbal du restaurant, la proximité physique qui vient quand on parle de vin, et l’écran a tendance à refroidir le contact. Alors il faut être un petit peu plus présent qu’on le serait en personne... » L’autre inconvénient du virtuel, c’est aussi le coût. Se réunir permet de pouvoir offrir des tarifs plus intéressants, mais avec la pandémie et l’interdiction de se regrouper chaque invité doit désormais se procurer sa bouteille de vin - si un client veut déguster 3 bouteilles à 30$, la dégustation coûte déjà 90$ de vin par maison.

Puis viennent les problèmes logistiques, notamment dus à la disponibilité des vins. « Je m’occupe de me procurer les bouteilles et je vais les porter aux clients, indique pour sa part Isabel. Mais quand le groupe est dispersé à travers le Québec, il faut opter pour des vins disponibles en SAQ pour que les gens puissent se les procurer eux-mêmes. » Pour simplifier les choses, Mylène & Carl Sommeliers ne prend pas de contrats hors Québec. Si le couple voulait au début proposer une offre clé en main, plats et vins compris, il s’est vite rendu compte de la difficulté de l’entreprise, notamment avec les défis que posent à des novices la livraison et les normes du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec.

Les deux sommeliers ont hâte de reprendre la dégustation à domicile - les verres à leur effigie sont prêts. « C’est quand même mieux quand on peut se rencontrer pour discuter des vins, prendre le temps, confie Carl. Être présent et voir les gens, c’est la raison pour laquelle j’ai fait ce métier. » Mais, virtuel ou pas, le métier reste le même, pense Isabel, qui se rappelle les mots de sa mentore Élyse Lambert : le sommelier est un marchand de bonheur. « L’idée, c’est de faire sourire nos clients, de faire en sorte qu’ils passent un bon moment. Pour une dégustation virtuelle, c’est la même chose : on est là pendant une heure pour leur faire oublier la pandémie et les faire rêver… »

Les ateliers de dégustation, « un complément au métier »

Satisfaite, la sommelière constate qu’il y a de la demande pour ce type de services, et son offre trouve une bonne réponse. Depuis le début de la pandémie, son agenda s’est rapidement rempli et elle a même dû refuser certains clients. « Je n’ai pas vraiment senti qu’il y avait une concurrence accrue », résume Isabel. Et la demande pour la dégustation virtuelle ne diminuera pas, pense Carl, même quand les restaurants rouvriront partout : « Les gens ont appris à vivre à la maison, et ils vont vouloir recevoir du monde chez eux ; et pourquoi pas agrémenter ça avec une dégustation... »

Une concurrence qui devrait cependant se renforcer par la suite, alors que d’autres sommeliers, pessimistes quant à l’avenir de leur profession en restaurant, se mettent sur le marché de la dégustation virtuelle. « Les besoins en restauration vont changer, acquiesce Carl. Les restaurants auront-ils toujours envie de se payer un sommelier ? Peut-être que désormais on s’occupera juste de l’inventaire, de la gestion… » En attendant, le port de la visière et du masque en service est « un gros turn-off » pour lui : « Ne pas pouvoir avoir de non verbal avec le client, être obligé de crier pour se faire comprendre… Je ne suis pas pressé de retourner en salle à manger dans ce contexte. »

L’avenir incertain de la profession menacerait-il les formations en sommellerie ? Pas pour autant, indique l’ancien employé du Toqué !, qui pense que le sommelier, même derrière un écran, aura toujours besoin de l’étiquette ; être capable d’ouvrir une bouteille correctement, bien servir, etc. Si Isabel s’attendait pour sa part à une forte diminution des inscriptions à l’ITHQ ou à l’École hôtelière de Laval, où elle enseigne également, ça n’a pas été le cas, et elle a pu reprendre ses cours à la session dernière. « Les gens ont encore un positivisme envers le milieu qui est fabuleux, note-t-elle. Personnellement, je suis certaine que ça va reprendre. Les jeunes qui s’embarquent aujourd’hui en restauration ont un bel avenir devant eux. »

Quand les restaurants rouvriront à Montréal, la sommelière ne compte pas pour autant arrêter ses ateliers de dégustation, qu’elle voit comme un complément au métier. « J’adore travailler à mon compte, faire mon propre horaire, etc. Mais je ne ferais pas ça à temps plein car j’aime diversifier mon travail, explique-t-elle. La situation a permis à beaucoup de restaurateurs de constater qu’il faut repenser leur modèle d’affaires et diversifier l’offre. Avoir seulement une salle à manger avec peu d’espace, ce n’est plus l’avenir de la restauration. » Son projet de restaurant, pour le moment sur la glace, n’est pas écarté, et Isabel aimerait justement pouvoir développer un volet dégustation dans son propre établissement. « Je veux continuer à pouvoir offrir des cours et animations… Mais, cette fois, en vrai. »

Mots-clés: Québec (province)
Tendances
Sommellerie
Technologie
Restauration

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