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LE COMMERCE DE L’ALIMENTATION ET DE LA RESTAURATION ALIMENTAIRE

Étude de cas — Diversifier ou non la carte ?

 
6 avril 2021 | Par Christian Latour | Chasseur de connaissances | Mérici Collégial Privé

DIVERSIFIER OU NON LA CARTE ?

Ce cas a été écrit par Sandeep Puri, Kirti Khazode et Alison Beard [1] et a été publié dans le Harvard Business Review, no 24 de décembre 2017-janvier 2018 (p. 124-128).

Cette étude de cas a également été reprise dans le Harvard Business Review — Marketing Vente — 20 études de cas ludiques pour résoudre des situations complexes, Hors-série, novembre-décembre 2020 (p. 64-69).


Une chaîne de restaurants cherche à élargir son attractivité sans perdre son identité.

Rohit jonglait. Les œufs virevoltaient, ovales, lisses, bruns — dans une main ou l’autre le temps d’un éclair, et puis haut, haut, très haut en l’air. D’abord trois, puis quatre, puis cinq — D’où viennent-ils ? se demanda-t-il — mais il poursuivit son ballet, enchaînant les mouvements, et la foule devant lui l’acclama. Où suis-je ? Qui sont ces gens ? Il avait envie de regarder autour de lui, mais il savait qu’il ne pouvait pas détourner les yeux. Soudain, les œufs se transformèrent en différentes choses : une patte de poulet, une courgette, une tomate, une pomme de terre et un sac de lentilles. Troublé, il s’efforça de ne pas perdre le rythme, mais ses doigts glissèrent sur la peau de poulet, il lança les lentilles trop bas, la pomme de terre trop haut et patatras. Il baissa les yeux. C’était à n’y rien comprendre : le sol était jonché de douzaines d’œufs cassés, le blanc et le jaune s’écoulant des coquilles brisées.

Il se réveilla en sursaut. En sueur, le cœur battant la chamade, il regarda autour de lui. Anya était là, à sa gauche, toujours endormie. À sa droite, sa table de nuit et son réveil ; il était presque minuit. Rohit se laissa retomber sur son oreiller et reprit sa respiration, étouffant un fou rire. Il était le fondateur et PDG de Yolk-ay, une enseigne de restauration populaire aux Émirats arabes unis, qui avait bâti son succès sur les plats indiens traditionnels à base d’œufs, mais qui envisageait depuis le matin même de diversifier sa carte. Le rêve était facile à interpréter.

Dix ans plus tôt

« Papa, il faut que tu essaies.

– Essayer quoi, Vikram ? », demanda Rohit, reposant le journal dominical sur la table. Il s’était abîmé dans la contemplation d’une publicité pour l’hôtel où il travaillait comme responsable des grooms, regrettant que « service efficace et attentionné » ne figure pas dans la liste aux côtés de « spa de luxe, restaurant cinq étoiles et piscine sur le toit ». Il se sentait insuffisamment apprécié, et son équipe aussi. Du moins sa matinée était-elle libre. Anya préparait le petit déjeuner (upma à l’avoine et aux œufs) et cela sentait délicieusement bon..

« Mets l’œuf dans ta paume et serre de toutes tes forces, dit Vikram.

– Pour avoir du jaune d’œuf plein les mains ?

– Il ne cassera pas, promis. »

Rohit était sceptique, mais il devenait rare que son fils de 19 ans engage la conversation. Il obtempéra donc et serra de toutes ses forces, sans réussir à briser l’œuf.

« Tu vois ? dit Vikram. Sa forme l’aide à supporter la pression.

– Très intéressant, dit Anya en apportant le petit déjeuner.

– Absolument appuya Rohit en souriant, reposant l’œuf sur la table.

– Ta cuisine me manque, maman », dit Vikram, la bouche déjà pleine. Il était entré à l’université en septembre et ne revenait à la maison que les week-ends. « Impossible de trouver un bon upma — sans parler d’omelette au masala ou de curry aux œufs. Tu devrais ouvrir un restaurant à côté de la cité U. Ou même un chariot de vente ambulante, comme celui que nous a fait découvrir le chauffeur de taxi à Vadodara, lorsque nous sommes allés voir Dadu et Nanu l’année dernière. Vous vous souvenez comme ses omelettes étaient bonnes ? Je ne plaisante pas, il y a énormément d’Indiens sur le campus. Mes amis et moi serions là tous les jours. Et les profs aussi.

– Les recettes de ces plats à base d’œufs sont très simples, dit Anya. Tu pourrais apprendre à les cuisiner toi-même. Il n’y a pas de kitchenette à la cité U ?

– Pas le temps, répondit Vikram. Entre les cours, le cricket, les fêtes… »

Sa mère fronça les sourcils.

« Et bientôt, se hâta d’ajouter Vikram, il y aura le travail. Je postule pour un stage d’été chez Sony à Dubaï Internet City. Voilà un endroit où vous devriez ouvrir un restaurant. Cela grouille d’expatriés de Mumbai, Chennai, Delhi, Bangalore ; tous la vingtaine, tous loin de chez eux. Tout le monde vient ici pour trouver du boulot, comme papa et toi. Vous feriez fortune. »

Rohit n’avait pas touché à ses œufs. Il était trop occupé à écouter son fils esquisser les prémices de l’idée qui allait changer leurs vies.

Cinq ans plus tôt

« Nous l’avons fait, papa ! Trois nouveaux restaurants en trois mois ! Je sais que tu m’as pris pour un fou lorsque j’ai lancé l’idée, mais il n’était pas question de laisser Tikka House et Raja Cooks voler sous notre nez des emplacements pareils. Des centaines de travailleurs vont venir s’installer dans ces quartiers l’année prochaine et il fallait impérativement augmenter notre offre pour répondre à cette nouvelle demande.

– Tu as appris ça dans ton école de commerce ? » lui demanda Rohit en se moquant gentiment de lui.

Il était tellement fier de Vikram !

Lorsqu’ils avaient ouvert, leur premier restaurant Yolk-ay, cinq ans auparavant, son fils était un étudiant maigrichon, accueillant les clients à l’entrée avec des flyers imprimés dans le magasin du coin. Aujourd’hui, son MBA de l’Emirates Academy of Hospitality Management en poche — qu’il avait décroché tout en travaillant comme caissier, cuistot, gérant de restaurant, interlocuteur des fournisseurs et, finalement, directeur des opérations —, il était devenu un homme et un partenaire à part entière dans l’affaire.

Ils étaient désormais à la tête de cinq établissements, dont les trois qui venaient d’ouvrir à Dubaï, Abu Dhabi et Ras al-Khaimah, dans des quartiers de bureaux et d’habitations accueillant une importante population d’expatriés indiens, pakistanais et bangladais.

Les restaurants étaient réputés à travers tous les Emirats pour proposer les meilleurs plats à base d’œufs à l’ouest d’Orchhâ confectionnés à partir de produits frais achetés à des producteurs locaux, à des prix abordables, et toujours servis avec le sourire, pour le petit déjeuner, le déjeuner et le dîner. Rohit et Vikram étaient capables de réciter leur argumentaire les yeux fermés : ils l’avaient présenté à tant de reprises à des investisseurs, des clients et des journalistes. Grâce à des spots radio mémorables créés par Vikram, où on l’entendait, avec son père, vanter les bienfaits des œufs pour la santé, ils étaient même devenus de petites célébrités locales : des entrepreneurs expatriés ayant réussi. En 2010, Yolk-ay avait enregistré un chiffre d’affaires de deux millions de dirhams. Avec leur récente expansion, le père et le fils espéraient le multiplier par deux.

Le restaurant qu’il venait d’ouvrir à côté du Mall of the Emirates à Al Barsha n’avait pas désempli de la journée.

« Et maintenant ? demanda Virkam.

– Je rentre, répondit Rohit, ta mère m’attend et je suis certain que Gretchen t’attend aussi. » Vikram était marié depuis un an à une jeune femme d’origine allemande. Le jeune couple attendait des jumeaux et l’accouchement était imminent.

« Ce n’est pas ce que je voulais dire. Quelles nouvelles implantations devons-nous cibler ? Charjah est en plein boom. Tikka House vient d’ouvrir là-bas (un peu tôt, si tu veux mon avis), mais j’ai entendu dire qu’Infosys et Tata envisageaient d’y déplacer un nombre important de collaborateurs l’année prochaine. Je peux mettre Arundhati sur le coup si tu veux. »

L’ancien camarade d’université de Vikram avait rejoint Yolk-ay et travaillait sur les projets de développement.

« Je comprends ton enthousiasme, Vikram, mais commençons par veiller au bon fonctionnement des nouveaux restaurants, veux-tu ? Inutile de nous éparpiller. La qualité doit demeurer identique dans tous nos points de vente. C’est ce qui a fait notre réputation. C’est notre promesse aux clients.

– Je te promets qu’elle le restera, Papa. J’y veillerai. » Et ainsi fit-il au cours des cinq années suivantes.

Ce jour-là

« Dadu, Dadu ! » Les petits-fils de Rohit se jetèrent dans ses bras. Ils venaient d’avoir cinq ans et avaient demandé à fêter leur anniversaire avec leurs amis dans le restaurant Yolk-ay d’Al Karama, à Dubaï, le premier ouvert par l’enseigne. Parce que leur anniversaire tombait un lundi, jour de fermeture du restaurant, Vikram en avait parlé à son père, qui avait accepté de bon cœur. Les petits garçons étaient la lumière de sa vie et ce tout premier restaurant — ils avaient ouvert le huitième à Chardja un an auparavant — restait son préféré. Il s’y sentait chez lui, et d’autant plus ce matin où Anya était en cuisine. Il lui avait dit qu’il demanderait à l’équipe de venir et de s’occuper de tout — ses employés ne faisaient-ils pas partie de la famille ? — mais elle avait insisté.

« Tes chefs ont beau cuisiner pour tous les jeunes des Émirats, il n’est pas dit qu’ils cuisineront pour mes petits-enfants le jour de leur anniversaire », lui avait-elle répondu.

Vikram était juste derrière les enfants, les bras chargés de cadeaux, qu’il posa sur une table. « Prêt à laisser une dizaine d’autres garnements courir partout ? demanda-t-il.

– Naturellement, répondit Rohit. Ce sont les clients de demain !

– Ils ne seront pas là avant une heure. Maman a besoin d’aide ? Ah, trop tard, Gretchen y va. » La belle-fille de Rohit lui avait fait un rapide baiser sur la joue et s’était précipitée derrière le comptoir et la double porte battante qui menait à la cuisine en criant : « Pas de bêtises, les garçons !

– À qui parle-t-elle ? À eux ou à nous ? lança Rohit en riant.

– J’ai apporté des petits trains pour les occuper, dit Vikram, sortant les jouets d’un sac à dos.

– Formidable, allons-y !

– En fait, papa, j’espérais que nous pourrions parler affaires une minute. Tu as pensé à la discussion que nous avons eue avec Arundhati la semaine dernière ?

– Bien sûr, nous avons atteint les limites de notre expansion géographique.

Ce n’est pas un problème. Nous pouvons nous concentrer sur les restaurants existants pour le moment.

– Oui, mais le chiffre d’affaires n’a pas progressé ces derniers mois et il semblerait que Tikka House et des enseignes occidentales comme KFC grignotent nos parts de marché. Bien sûr, nous avons toujours des clients fidèles qui nous aiment parce qu’ils nous connaissent, mais nous n’en gagnons plus de nouveaux.

L’enthousiasme est retombé. C’est la raison pour laquelle Arundhati et moi pensons que nous devons commencer à nous développer selon d’autres axes.

– Tu veux encore parler de la livraison à domicile ? Je croyais que nous étions tombés d’accord sur le fait que nos plats ne voyagent pas bien. Personne n’a envie de manger des œufs froids.

– Pourtant, les clients veulent que nous proposions la livraison à domicile et sur leur lieu de travail. Si j’en crois nos sondages, ils le réclament même à cor et à cri. Tous nos concurrents sans exception proposent ce service. Mais tu as raison, ils ne se rendent sans doute pas compte qu’ils perdraient en qualité ce qu’ils gagneraient en commodité. Les chefs ont été catégoriques sur ce point et je ne compte pas recommencer la discussion avec eux ou avec toi sur le sujet.

– Parfait, dit Rohit.

– Parlons donc plutôt de la carte. Que pourrions-nous ajouter pour pimenter notre offre ?

– Les chefs du laboratoire travaillaient hier sur de nouvelles préparations : la recette d’une grand-tante de l’un d’eux et une autre tirée d’un livre de cuisine qui vient de sortir en Amérique.

– À base d’œufs ?

– Oui, quelle question ! Yolk-ay égale œufs. Notre marque, notre marketing, notre genèse : les œufs.

– Des œufs, rien que des œufs, pour toujours ? Ne pourrions-nous envisager d’ajouter des plats végétariens, des plats au poulet, avec de la volaille et des légumes que nous achèterions dans les mêmes fermes que nos œufs ? Nous avons des relations privilégiées avec nos fournisseurs et ils ne demandent qu’à travailler plus avec nous. Ils nous supplient depuis des années.

– Naturellement ! Ils ont tout à y gagner.

– Et nous aussi, si tu veux mon avis. Avec Arundhati, nous avons introduit quelques questions sur ce sujet dans la dernière enquête. Près de la moitié — 48 % — des personnes interrogées déclarent qu’elles viendraient chez Yolk-ay plus fréquemment et y passeraient davantage de temps si nous avions une carte plus variée.

– Et que disent les 52 % restants ? »

Vikram baissa la tête d’un air penaud.

« Qu’ils sont très contents de la carte et qu’ils ne changeraient sans doute pas leurs habitudes. Mais, papa, tu sais bien que ce sont nos clients les plus fidèles, des personnes qui adorent les œufs. En revanche, si nous menions une enquête plus large auprès des clients de toutes les enseignes de restauration rapide, ceux qui vont chez Tikka House, Roja House ou KFC, tu sais parfaitement que les résultats seraient différents. Ils répondraient qu’une carte plus variée pourrait les inciter à venir plus souvent chez Yolk-ay.

– Quand on veut tout faire, on fait tout mal, c’est ce que nous avons toujours dit.

– Il ne s’agit pas de tout faire ; seulement un nombre limité de choses en plus, suffisamment pour qu’on recommence à parler de nous, pour être sûr que l’entreprise continue à se développer, pour moi, pour toi, pour tes petits-enfants.

– Qu’en pense Sunil ? »

Le cuisinier en chef de Yolk-ay était traditionaliste dans l’âme ; pour Rohit, il était impensable de lui suggérer ce type d’expansion, plus encore de lui demander d’y participer. Les implications seraient très importantes pour les équipes en cuisine : nouveaux ingrédients, nouveaux équipements et nouveaux postes de travail ; des formations et une manière de travailler ensemble totalement nouvelle.

« Pour tout dire, nous lui avons demandé de faire un petit test de marché informel, vendredi. Ne te mets pas en colère ; ce n’était pas prévu, juste une idée que nous avions eu le matin Arundhati et moi, une micro-expérience. Nous lui avons apporté les ingrédients des samosas, tu sais, ceux qu’il avait préparés pour la soirée de l’entreprise du trimestre dernier. Au début, il a bougonné, mais il a fini par accepter de faire une fournée à distribuer en échantillon aux clients du déjeuner. Les gens ont adoré, ils en redemandaient ! Et Sunil souriait jusqu’aux oreilles.

– Alors, il veut lui aussi diversifier la carte ?

– Je ne dirais pas ça comme ça. Il m’a rebattu les oreilles avec le chamboulement que cela imposerait à ses systèmes. Mais je pense que si nous avions ton soutien nous pourrions le convaincre.

– Je ne sais pas, Vikram. Voyons plutôt ça demain au bureau, veux-tu ? Je croyais que nous étions là pour manger du gâteau et regarder un clown jongler.

– Bien sûr, papa. La nuit porte conseil. Nous en reparlerons demain. »

Ce soir-là

Rohit était toujours à la fête d’anniversaire et les jumeaux ouvraient leur dernier cadeau, déchirant des boîtes identiques enveloppées de papier jaune et nouées d’un ruban rouge. Elles étaient de belle taille — Vikram leur avait-il finalement acheté ces camions énormes ? — mais lorsque les jumeaux les eurent ouvertes, ils découvrirent qu’elles ne contenaient que du papier de soie blanc. Ils enlevèrent une feuille après l’autre, les éparpillant sur la table, jusqu’à ce que, enfin, tous les deux ensemble, ils découvrent leur récompense, cachée tout au fond. Dans la main de Reza, hissée au-dessus de sa tête, un œuf brun, parfait. Dans celle de Wolfgang, une patte de poulet. Le visage des deux garçons rayonnait.

Rohit se réveilla une nouvelle fois en sursaut et regarda son réveil : une heure du matin. Deux rêves la même nuit sur le même sujet : la proposition de Vikram. Mais que signifiaient-ils ? Fallait-il s’en tenir aux œufs ou non ?

LA QUESTION

L’enseigne Yolk-ay doit-elle diversifier sa carte ?


MÉDIAGRAPHIE

Manuel de gestion-réflexion / Christian Latour


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Notes

[1Sandeep Puri est chargé de cours à l’institute of Management Technology de Ghazibadm en Inde.

Kirti Khanzode est chargée de cours à l’Institute Of Management Tehnology de Dubaï.

Alison Beard est journaliste senior à « Harvard Business Review ».

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