Christopher Dea n’a que 21 ans mais un aplomb à faire pâlir d’envie nombre de chefs expérimentés. En mai dernier, le jeune prodige décidait de voler de ses propres ailes et inaugurait L’Attablé dans le décor enchanteur de sa ville natale, Chandler. Si les menus concoctés par le créatif garçon ont rapidement convaincu les plus suspicieux, certains observateurs soufflaient qu’il devrait, en plus de puiser dans son talent derrière les fourneaux, démontrer de réelles aptitudes en gestion et en administration. « Ça ne m’a jamais fait peur, sourit le principal intéressé. Je me concentre sur ce que je fais de mieux. Et pour le reste, j’apprends… ou je délègue. Ainsi, tout ce qui concerne les paies et la comptabilité, c’est mon père qui s’en charge. Et lui-même a été briefé par une comptable professionnelle. »
Cette décision des plus matures pourrait bien aider le jeune Gaspésien dans les prochains mois. Car s’il constitue rarement la priorité des restaurateurs et hôteliers fraîchement installés, le dossier salarial n’en reste pas moins inévitable – et ô combien complexe !
Tables d’impôt, congés de maladie, indemnités de vacances… Dans le dossier des paies, les règles sont nombreuses, les calculs permanents, les termes pointus. « On ne peut se permettre la moindre improvisation », prévient Karine Boisvert, responsable des ressources humaines au groupe GenCaM. [4]
Exercice compliqué et répétitif, la production de la paie a pourtant été simplifiée au fil des ans grâce à l’utilisation de divers logiciels. Mais aussi intéressantes et efficaces soient-elles, ces technologies n’ont pas annulé les risques d’erreur. Encore aujourd’hui, la plus petite des méprises peut avoir de (très) lourdes conséquences, tant pour l’employeur que pour les membres de son personnel. « Les poursuites et amendes possibles peuvent s’avérer particulièrement coûteuses », affirme François Pageau, professeur à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec. Prudence, donc !
Interne ou externe ?
Les professionnels de la restauration et de l’hôtellerie doivent, en matière de paie et de salaire, effectuer un choix épineux : vont-ils traiter ce dossier en interne ou confier cette délicate mission à un expert extérieur à leur entreprise ? « Dans l’univers québécois des HRI, je dirais que c’est du 50/50, estime François Pageau. L’avantage de procéder en interne, c’est le prix, évidemment, et l’aspect confidentiel. Par contre, l’avantage de le faire à l’externe, c’est la rapidité, l’absence attendue d’erreurs et l’automatisation du processus. Prenez donc bien le temps d’y réfléchir. »
Nombre d’entrepreneurs en démarrage ou de dirigeants de « petites » équipes opteront sans doute pour une gestion interne du service de paie. « Certains logiciels modernes, particulièrement simples d’utilisation, gèrent tout de A à Z, mentionne Vincent Arsenault, propriétaire du Tomate Basilic (Saint-Léonard), membre du CA de l’ARQ et enseignant à l’ITHQ. Les tables d’impôt, par exemple, y sont automatiquement mises à jour. »
Les plus gros joueurs semblent préférer se tourner vers des fournisseurs de services externes, comme la Banque Nationale ou Desjardins. « Nous, on gère quatre hôtels et un restaurant, soit un total de plus de 200 employés, illustre Karine Boisvert, de GenCaM. Faire appel à un service externe nous assure un gain de temps considérable et nous enlève une certaine pression. On prépare l’info, on entre les données mais tout le reste — les calculs, les T4, etc. – nous est apporté sur un plateau d’argent. » La gestionnaire ne nie cependant pas que ces services extérieurs aient un coût pour l’employeur. Elle précise toutefois que cet investissement peut rapidement s’avérer rentable. « Si vous estimez que le jeu en vaut la chandelle, n’hésitez pas une seconde. »
Qu’ils effectuent eux-mêmes calculs et transactions ou qu’ils en confient la responsabilité à des tiers, les responsables d’établissements hôteliers et de restauration doivent bien évidemment se tenir au courant des lois, règlements et décrets en matière salariale et, surtout, des nombreuses modifications et mises à jour. Gare à ceux qui omettraient de se garder informés !
« On note à ce sujet une grande différence entre l’hôtellerie et la restauration, souligne François Pageau. Dans le premier univers, la présence de responsables de ressources humaines est fréquente ; tout est généralement bien structuré et organisé. Par contre, hormis dans les groupes d’envergure ou les chaînes, on trouve rarement un gestionnaire RH dans un restaurant. Cela peut poser problème si la personne en charge d’une embauche ou de la signature d’un contrat n’est pas au courant des dernières modifications en matière de paie. »
Si elle demande concentration, rigueur et sérieux, la gestion des salaires exige aussi de l’employeur une bonne dose de transparence et de pédagogie. Car si le dossier semble complexe pour les uns, il l’est, évidemment, tout autant pour les autres. « Lorsque les employés reçoivent leurs talons de paie, combien prennent le temps de le consulter ? Combien le comprennent entièrement ? », s’interroge Karine Boisvert. Quelques minutes d’explications et de dialogue pourraient probablement éclaircir bien des choses et éviter bien des mystères…
To do or not to do ?
Pour affronter le défi de la paie, le gestionnaire d’un restaurant ou d’un hôtel doit donc se tenir informé des lois et décrets, mais également de traditions parfois moins « officielles ». HRImag fait le point sur trois dossiers courants, voire brûlants.
NÉGOCIATIONS
Aller voir son supérieur et se lancer dans d’intenses discussions pour obtenir l’augmentation tant espérée… Nombre d’employés en rêvent, mais sont-ils nombreux à oser franchir le pas ? « Depuis quatre ou cinq ans, c’est un phénomène grandissant, surtout en cuisine, estime Vincent Arsenault. Dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre où les employés sont avantagés par rapport à leur employeur, les négociations sont de plus en plus courantes. » Certains professionnels soulignent toutefois que la pénurie actuelle n’explique pas tout. Ils pointent deux autres critères : le lieu de travail et l’âge du personnel. « Les négociations sont plus rares dans nos hôtels du Centre du Québec qu’à Québec ou à Lévis, où le coût de la vie est plus élevé, constate ainsi Karine Boisvert. Les jeunes de la nouvelle génération semblent également avoir plus d’audace, moins de gêne. »
Si la Loi sur les normes du travail ne garantit pas un droit de négociation salariale à l’employé, la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) stipule que, « dans la mesure où le salaire minimum est respecté, rien n’empêche les parties de négocier le salaire annuel, en cours de contrat, et ce, autant à la hausse qu’à la baisse ». « Tant pis pour celui qui ne tente pas sa chance… », résume François Pageau.
POURBOIRES
Le chapitre « Pourboires » vient, à lui seul, compliquer encore un peu plus un dossier salarial déjà particulièrement complexe et technique ! Outre l’ajout de calculs qu’il implique, ce volet suscite débats et discussions, tensions et comparaisons.
Sur le plan des pourboires, les employeurs doivent respecter une certaine distance et agir avec prudence. L’article 50 de la Loi sur les normes du travail leur interdit en effet d’imposer le partage des pourboires entre leurs salariés ou d’instaurer une politique en la matière. L’Association des restaurateurs du Québec (ARQ) appelle d’ailleurs de ses vœux une refonte de la législation « afin de redonner aux employeurs leur pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne la politique de partage des pourboires ». Dans l’édition automnale 2017 du HRImag, François Meunier, vice-président aux affaires publiques et gouvernementales de l’ARQ, regrettait un « déséquilibre entre la salle et la cuisine » et soulignait que « l’employeur devrait être en mesure de décider à qui et dans quelles proportions le pourboire peut être réparti ». « La politique de rémunération appartient au propriétaire, au responsable de l’établissement,
ajoute Vincent Arsenault. Le pourboire faisant partie de la rémunération, il devrait pouvoir intervenir et participer à ce débat au sein de son restaurant ou de son hôtel. À mes yeux, l’article 50 n’a plus de raison d’être. »
ÉQUITÉ
Égalité ou équité ? La différence est mince, mais sa compréhension est essentielle. « L’égalité salariale a pour objectif de verser un salaire égal pour des emplois semblables, rappelle la CNESST. Le principe de l’équité salariale va plus loin, puisqu’il exige un salaire égal pour un travail différent mais équivalent. »
Au Québec, un écart de 11,4 % s’observe encore aujourd’hui entre les salaires horaires moyens des hommes et des femmes. Dans le but de s’assurer que, pour une tâche de valeur équivalente, les dames touchent autant que ces messieurs, la Loi sur l’équité salariale prévoit que tout employeur dont l’entreprise compte au moins 10 salariés réalise un « exercice initial d’équité salariale ». « L’employeur doit procéder à l’évaluation des emplois de son entreprise afin de comparer les emplois féminins aux emplois masculins. C’est en évaluant les emplois, sans biais sexistes, qu’on élimine la discrimination systémique », souligne la CNESST. Si, au terme de cet exercice, l’employeur constate des écarts de salaire entre postes féminins et masculins de même valeur, « il doit verser des ajustements salariaux aux titulaires des emplois féminins ».
C’est malheureusement dans l’industrie des HRI que cet exercice est le plus fréquemment « oublié ». En date du 30 juin dernier, près d’un employeur sur six ne l’avait pas réalisé. La CNESST rappelle que des vérifications et des contrôles peuvent être effectués « de façon aléatoire ». Et gare aux contrevenants : les manquements à la Loi sur l’équité salariale peuvent mener à des amendes de plusieurs milliers de dollars.