Daniel Vézina : « 75 % des restaurateurs ferment leurs portes parce qu’ils ne savent pas gérer »
Depuis que ses enfants ont repris le Laurie Raphaël, son établissement gastronomique de Québec, le chef Daniel Vézina dit maintenant avoir le temps nécessaire pour travailler sur des dossiers gouvernementaux afin que les restaurateurs aient les outils nécessaires pour continuer de développer la gastronomie haut de gamme. Entretien.
HRImag : Lorsque vous avez ouvert le Laurie Raphaël, vous vous êtes donné pour mission de travailler avec les produits locaux, de développer un terroir québécois et de le faire connaître pour qu’il puisse survivre. Qu’est-ce qui a changé 30 ans plus tard ?
Daniel Vézina : La génération actuelle a accès à beaucoup de produits québécois qui ont été développés il y a 15-20 ans. Il n’y avait pas grand chose avant ça. Aujourd’hui, le défi est dans la sélection de ces produits, par exemple en ayant des appellations protégées. On est rendus à classifier un peu plus. Nos quatre producteurs d’agneau au Québec doivent être reconnus ! Il faut que la clientèle des restaurants reconnaisse la qualité et soit prête à payer le prix pour des produits de niche. Par exemple, un fromage fait avec le lait de la ferme a une plus-value comparativement à un fromage fait avec des substances laitières achetées aux États-Unis.
Les réseaux de distribution posent aussi problème, entre autres pour le poisson qui vient de la Côte-Nord, du Bas-Saint-Laurent, de la Gaspésie... Il faut que s’organisent des réseaux. Ça fait 25 ans que je promeus les oursins au Québec, et je l’ai fait un peu dans mon coin : je les ai commandés par avion, par transport public… Ils sont entrés dans mon restaurant et j’en ai parlé à la télévision. Mais aujourd’hui, on se retrouve encore avec un produit qui n’est pas accessible à tous les chefs de la province. Imaginez pour la clientèle des supermarchés !
Je viens d’avoir 60 ans ; au Québec on est rendus avec beaucoup de chefs d’une soixantaine d’années et on a peut-être 5 à 10 ans à donner sur ces dossiers pour qu’éventuellement tous ces produits soient plus facilement accessibles à tout le monde.
En plus de la reconnaissance du produit, vous travaillez à la reconnaissance du métier...
Le métier de cuisinier n’est pas encore reconnu au Québec par nos gouvernements. N’importe qui peut être cuisinier, n’importe qui peut ouvrir un restaurant. Ce n’est pas légiféré, et un établissement qui fait faillite après six mois fait mal à l’image, à ses producteurs, à ses fournisseurs... à tout le monde !
« J’ai envie d’être chef » : on l’a beaucoup entendu dans les dix dernières années, mais on ne l’entendait pas avant. C’est un métier qui part de loin ! Il y a 20 ans, je me faisais encore parfois appeler « cook », au sens de « celui qui fait à manger sans créativité, qui travaille pendant que les autres s’amusent, qui exerce un métier difficile derrière les fourneaux »… Alors que c’est le plus beau métier du monde. Le fait que le Laurie Raphaël fête ses 30 ans cette année prouve aussi qu’il peut y avoir un avenir ! Il faut mettre de l’avant les histoires à succès, pas juste les gens qui disent que les restaurants amènent à se droguer, à boire de l’alcool, à déprimer ou encore à se séparer de ceux qu’on aime. On dépeint drôlement ce métier ces dernières années, ça me choque un peu. Les problèmes, il faut les voir, en être conscient et avoir de la compassion pour ceux qui sont concernés. Mais souvent, ce qu’on ne dit pas dans la restauration, c’est que 75 % des gens ferment leurs portes parce qu’ils ne savent pas gérer leur restaurant !
Comment faire avancer cette reconnaissance ?
On est une dizaine de chefs québécois à travailler sur un collectif pour faire évoluer notre gastronomie. C’est en train de passer avec l’administration de Pierre Fitzgibbon [ministre de l’Économie et de l’Innovation]. On veut être mieux représentés parce qu’il y a 50 restaurants de niche - comme le Laurie Raphaël, le Saint-Amour ou le Toqué ! - et 450 restaurants de référence - comme Au Pied de Cochon et Joe Beef - dont les intérêts sont assurés par l’Association Restauration Québec, qui s’occupe aussi des 21 000 autres restaurants de la province.
Avec la COVID-19, le gouvernement a quand même vu à quel point la restauration apporte des gens et de l’argent au Québec, car ils vont au restaurant, mais aussi à l’hôtel, au théâtre... Le gouvernement le reconnaît de plus en plus et est prêt à investir en nous. En tant que restaurants de niche, nous faisons plus de recherche et de développement sur de nouveaux produits et plus de formations pour le personnel qui entre dans nos établissements, nous rayonnons plus à l’extérieur du pays.
Et le manque de main-d’œuvre dans tout ça ?
Je veux beaucoup m’impliquer pour améliorer l’image de ce métier, c’est ça qui est en défaut en ce moment et ça va être l’un des mandats importants du collectif. Il manque de la main-d’œuvre, mais il faut se demander pourquoi. Il manque des humains : on est une population qui vieillit, il y a moins de jeunes en arrière. Mais pourquoi ces jeunes choisiraient ce métier quand ils voient, ces dernières années et encore plus pendant la COVID-19, la mauvaise presse sur la restauration ?
Ça passe aussi par les conditions de travail qu’on peut donner dans un restaurant. Si on ne peut pas augmenter nos prix, on ne peut pas augmenter nos cuisiniers. Au Québec, on a en plus une grosse problématique d’équité salariale entre la salle et la cuisine.
On peut engager des gens qui viennent de l’extérieur du pays, mais selon moi, c’est mettre un pansement sur la blessure. Il faut qu’on s’implique au niveau de la jeunesse, par exemple que les chefs aillent dans les écoles. Il faut même aller au primaire et développer une campagne de notoriété ! Il y a beaucoup de jeunes qui veulent devenir cuisinier grâce à l’émission de télévision Les chefs !, et c’est un des tremplins...
À lire aussi : Laurie Raphaël : 30 ans d’évolution dans le haut-de-gamme