Accommodements alimentaires : quand l’exception devient la règle
Allergies, intolérances, régimes alimentaires particuliers... Auparavant rares, les demandes spéciales des clients dans les restaurants sont devenues monnaie courante. Comment les établissements y font-ils face ?
Il y a une quinzaine d’années, quand Mathieu Masson Duceppe a commencé sa carrière en cuisine, les exceptions alimentaires n’existaient pas vraiment. « Je les ai vues apparaître il y a 7, 8 ans, et elles se sont intensifiées depuis. 10 à 15 % de notre clientèle a maintenant des demandes spéciales pour la cuisine, raconte le chef et copropriétaire du restaurant Jellyfish et du Pubjelly, son petit frère bistronomique, dans le Vieux-Montréal. J’avais un peu de mal au début à voir arriver des commandes qui pouvaient totalement dénaturer mes plats ; par exemple, un client pouvait sans prévenir arriver en plein rush un vendredi soir et commander un plat de saumon, mais rien de ce qui l’accompagnait. Ça me prenait au dépourvu, car quoi que je serve, je veux que ce soit bon et que la personne soit satisfaite. Et là, j’avais l’impression que ce n’était pas le cas. Il a fallu que je m’adapte. »
Dans une métropole comme Montréal, où les personnes allergiques, intolérantes, végétariennes, véganes, kétos et autres particularités alimentaires se côtoient librement dans les restaurants, on comprend que Mathieu Masson Duceppe ait mis de l’eau dans son vin. Mais à la Microbrasserie Le Presbytère, située à Saint-Stanislas-de-Champlain, une localité de 1000 âmes en Mauricie, la clientèle à demandes spéciales existe-t-elle aussi ? « Absolument », répond Isabelle Dupuis. La cheffe a cofondé avec son conjoint cet établissement bistronomique en 2016, après avoir ouvert le premier restaurant du village en 2002. « Comme on est devenus une destination pour les amateurs de bières microbrassées et de fine cuisine à base de produits du terroir, on a en moyenne 5 % de clients pour lesquels il faut trouver des alternatives. Mais j’ai personnellement beaucoup de respect pour ça, étant donné que ma fille et mon gendre son tous deux allergiques et se baladent avec des Epipen. »
De son côté, le restaurant-bar La Croquée, qui constitue le cœur gourmand de la petite ville de Saint-Raymond (comté de Portneuf) avec un volume quotidien de plusieurs centaines de couverts, reçoit seulement 1 % de demandes spéciales pour l’instant. « Mais notre menu est très large, ce qui explique peut-être ce chiffre », indique Fabio Nogueira, chef exécutif de cette institution vieille de plus de 60 ans. Ce dernier ajoute cependant qu’au Brésil, où il était cuisinier jusqu’en 2019, il avait déjà eu affaire à une augmentation des exceptions depuis une dizaine d’années.
Menu et steak de tempeh grillé / Crédit photo : Le Presbytère
Développer des solutions
Gérer des demandes spéciales en plus de son menu régulier n’est pas simple. Ça l’est encore moins quand elles arrivent comme un cheveu sur la soupe lors de soirées achalandées, dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre en salle comme en cuisine. « Il faut parfois changer les assiettes, y compris pour des menus découverte initialement prévus à l’aveugle, s’assurer en cuisine qu’il n’y ait pas de contamination croisée sur les plaques et sur nos mains. C’est du travail en plus, c’est évident », dit Isabelle Dupuis.
Depuis la pandémie, elle a donc développé des plats à base de protéines végétales, comme du tempeh et des champignons, dont sa région abonde. « On a aussi ajouté sur notre carte des pictogrammes indiquant si un plat est végétarien, végane, sans lactose ou sans gluten, ajoute-t-elle. Et si ces choix ne conviennent pas au client, on peut aussi jouer sur nos différents menus (pub, carte et découverte) pour trouver des alternatives. »
Pour sa part, le chef Mathieu Masson Duceppe a repensé sa réflexion créative en instaurant ce qu’il nomme ses « formules bulletproof ». « Pour chaque plat du menu, qui change 3 à 4 fois par an, je réalise un tableau dans lequel je le passe au spectre de 10 sortes d’allergies et intolérances (soya, gluten, poisson, fruits de mer, lactose, noix, œuf, arachides, ail et sésame). Et je spécifie si chaque composante de ce plat peut ou non être enlevée. »
Muni de cette feuille de route, le chef forme ensuite pendant deux jours sa brigade en salle pour qu’elle en maîtrise les paramètres. Cela conduit à des plats sans allergènes, végétariens et véganes. « Je peux aussi transformer un de mes plats les plus emblématiques, le carpaccio d’avocat, en suivant cette formule. Ça fait en sorte que le client a du plaisir et le sentiment d’en avoir pour son argent, sans pour autant que je me prostitue. »
Crédit photo : Jellyfish
Caprices versus nécessité
À une ère où les prix des repas au restaurant ont crû de manière importante, les exigences de la clientèle sont plus élevées que jamais… quitte à tomber, parfois, dans le pur caprice. Isabelle Dupuis raconte par exemple qu’une cliente a prétexté être intolérante au lactose, pour ensuite rejeter les options sans lactose du dessert et commander de la panna cotta. « C’est un peu choquant, de tels caprices, ça fait du tort aux personnes vivant avec de vraies allergies. Mais il faut faire avec, on n’a pas le choix », avoue-t-elle.
Favio Nogueira est lui aussi conscient que certaines demandes sont exagérées. « Voilà pourquoi je suis partisan de la logique du bon sens, dit-il. Les lundis ou mardis, si je reçois de telles demandes, ma brigade et moi pouvons nous organiser. Par contre, un vendredi soir, c’est plus embêtant, donc on dialogue avec les clients en question pour trouver une solution. »
« On se trouve en réalité face à des gens qui pensent qu’on leur doit tout parce qu’ils paient, alors qu’en épicerie ils achèteront ce qu’il y a », estime Mathieu Masson Duceppe. Mais en 2023, peut-on réellement échapper aux demandes spéciales ? Non, selon le chef, qui insiste sur le fait que le client d’aujourd’hui vient au restaurant pour être pris en charge : « Il veut vivre une expérience plaisante et développer un sentiment de confiance envers l’établissement. C’est tout aussi important pour lui que le contenu de son assiette. Et c’est ce facteur qui peut nous distinguer de nos concurrents, car il peut très bien s’attabler ailleurs... »