La scène se passe dans un restaurant de fruits de mer. Un couple s’attable et commande un apéritif. Au premier c ontact, l’homme affiche une froideur évidente. Les verres sur la table et leur choix de menu arrêté, la serveuse leur alloue une vingtaine de minutes pour servir le plat principal. Or, en apportant les assiettes, elle s’aperçoit que les clients n’ont pas encore terminé leur verre.
– Je peux revenir un peu plus tard si vous préférez…
– Non, déposez-la, dit le client sur un ton autoritaire.
– Vous êtes certain ? Il n’y a pas de problème…
– Qu’est-ce que je vous ai dit ? Mettez l’assiette là !
La serveuse s’exécute sans mot dire et retourne s’occuper de ses autres clients. Du coin de l’oeil, elle constate néanmoins que l’homme s’obstine à bouder son assiette. Au bout d’un long moment, il daigne enfin s’attaquer à son homard, visiblement un peu frisquet. Elle retourne donc à la table pour suggérer au client qu’elle peut le remplacer par un spécimen plus chaud.
– Vous n’avez pas encore compris ce que je vous ai dit tout à l’heure ? N’y touchez pas !
Le mécontent a tout de même mangé une partie du crustacé, sans prendre ni dessert ni café. Il a payé sa facture en maugréant, n’a pas laissé de pourboire et a déposé quelques jours plus tard une plainte auprès de la direction de l’établissement pour la piètre qualité du service !
Rage au restaurant
« Le plus difficile, explique Marie Couture, c’est l’obligation de subir cette situation désagréable et cette agressivité tout en nous sentant dans l’impuissance d’améliorer les choses ou de faire baisser la pression, déjà omniprésente dans notre milieu. Ça prend des nerfs solides ainsi qu’un sens aigu de l’adaptation et du compromis. Et même si ce n’est pas l’envie qui nous manque parfois, il est hors de question de répliquer ; nous devons composer avec la situation. On souhaite même ne pas servir ce genre d’individus lorsqu’on constate leur irritabilité dès leur arrivée. Mais, ce serait aller à l’encontre de notre mission de service et de la profitabilité de l’entreprise. On connaît le phénomène de la rage au volant ? Nous, c’est la rage au restaurant qu’il nous arrive de vivre, peut-être s’agit-il des mêmes personnes que sur la route, qui sait ? Sauf que si nous pouvons ignorer le comportement d’un conducteur enragé, c’est évidemment impossible avec un client. »
Savoir-vivre ? Connais pas !
Les anecdotes ne manquent pas à cet égard. Marie Couture se souvient d’une cliente à qui elle venait de répondre que le potage en table d’hôte était une crème de laitue.
– Laitue ? Beurk !, s’est exclamé en grimaçant la sexagénaire. Ça doit être vraiment mauvais !
– Ce potage est très apprécié par notre clientèle, Madame. Si vous préférez, je peux vous le remplacer par un jus de tomate.
– Ça va, ça va, je vais le prendre quand même…
Tous ces commentaires pour en arriver là ! Surtout que l’heure du midi regorge de clients pressés qui veulent être servis rapidement. La dame commande ensuite un feuilleté aux huîtres. Après quelques minutes, la serveuse fait un retour à la table pour savoir si tout va bien : « Ouache !, gémit de nouveau la cliente, repoussant l’assiette du revers de la main. Enlève-moi ça d’là, j’suis pas capable de manger ça ! »
– C’est bien, je vais l’emporter, Madame, aimeriez-vous commander un autre plat ?
– Non.
– C’est bien. Je vais vous apporter le café et le dessert inclus avec votre repas.
Lorsqu’elle revient, la dame poursuit dans la même veine :
« Qui a dit que je voulais du dessert ? Juste un café ! »
Patience et grandes inspirations ! Si la serveuse rouspète, elle n’aura pas le dernier mot. « Ce type de clients acquitte sa facture et part de mauvaise humeur, ne laissant pas de pourboire, conclut Marie Couture. En fait, je paye pour ses mauvais choix… »
Voici un autre type de manque de savoir-vivre :
« Nous avons deux sortes de thé, Madame, du Red Rose et du vert.
– Vous avez du thé au jasmin aussi, hein ?
– Non, Madame, nous n’en avons jamais eu.
– Ben oui, je suis venu l’autre jour et on m’en a servi ! Je crois que vous connaissez mal votre menu… Vous êtes nouvelle ici ? »
« S’adapter à ce genre de client n’est pas facile, puisqu’il est tellement certain d’avoir raison qu’il met en doute nos compétences et nos connaissances. Nous devons régulièrement mettre notre orgueil de côté tellement les remarques et le ton utilisé sont cinglants ! Et le manque de savoir-vivre n’est pas l’apanage d’une certaine classe de gens : j’en ai rencontré dans toutes les sphères de la société. Même que les mieux nantis auraient tendance à mettre plus facilement une certaine distance entre eux et la personne qui les sert, qui peut se sentir rapidement reléguée à un rôle de servante. La seule solution possible est de conserver notre calme et de nous dire qu’il faut de tout
pour faire un monde en espérant que ça se passe le moins désagréablement possible. À la limite, lorsque le client est réellement de mauvaise foi et qu’il devient évident que tout ce que nous pourrons dire ou ne pas dire, faire ou ne pas faire, se retournera vraisemblablement contre nous, je confie le cas au gérant ou à la personne responsable. »
En cette matière, vos collègues ou vous-même avez peut-être remarqué que plusieurs clients sont passés maîtres dans l’art de monter en épingle certaines situations ou de provoquer des conflits dans le but évident d’éviter de verser du pourboire ou encore, variante fréquente, de s’arranger pour soutirer un repas gratuit en menaçant de ne plus remettre les pieds dans l’établissement. « On le sent dans l’attitude du client, explique Marie Couture. Il paraît somme toute relativement satisfait, mais nous laisse finalement entendre que ça n’a pas été selon ses attentes. Et lorsqu’il quitte, il ne laisse rien pour le service. D’ailleurs, j’ai déjà entendu des clients se dire entre eux à la table qu’il était facile, en se plaignant, d’obtenir une gratuité. »
Le client accaparant
Le client accaparant semble seul au monde dans le restaurant et agit comme si l’employé de service lui était entièrement réservé et dévoué. Il est un as dans une autre spécialité : faire courir allégrement le personnel. Voyez donc cette situation quasi-surréaliste !
Ce soir-là, Marie Couture servait quatre personnes assises à la même table. Après avoir pris les commandes et apporté les assiettes dans les délais prescrits, elle y est retournée au bout de quelques minutes pour vérifier si tout allait bien. L’un des clients lui a alors fait remarquer qu’il n’était pas satisfait de la cuisson de sa viande. Elle est donc retournée à la cuisine, où on lui a remis un autre filet mignon qu’elle a aussitôt apporté à la table. « Je peux avoir des serviettes de papier ? », a alors demandé une femme. Avant de repartir, la serveuse a pris la peine de s’informer si quelqu’un d’autre avait besoin de quelque chose, histoire de sauver quelques pas, le temps étant un facteur-clé pour les professionnels du service. « Non merci ! », lui a-t-on répondu. Mais lorsqu’elle est revenue, devinez quoi ? Une autre réclamait une boisson gazeuse ! Finalement, au terme du troisième aller-retour, même si elle avait répété sa question, le comble l’attendait : deux autres désiraient, l’un du ketchup, l’autre des serviettes humides ! Il y avait de quoi voir sa patience s’émousser !
« Ce type de clients accaparants, qui n’agissent pas intentionnellement la plupart du temps, mais qui sont habituellement distraits lorsqu’on leur parle, peuvent déstabiliser la serveuse la mieux organisée, explique Marie Couture. En effet, pendant que je m’affaire bien malgré moi à répondre à leurs besoins presque à la pièce, je n’ai pas le temps de m’occuper de mes autres clients, qui requièrent pourtant toute mon attention. Et, encore une fois, il est quasi impossible de passer outre aux demandes de ces personnes. Le plus frustrant, c’est de se rendre compte qu’on ne parvient jamais à les satisfaire en dépit de nos efforts. »
Les chicanes de couple
Dans plusieurs cas, les clients difficiles sont des couples qui ne filent manifestement pas le parfait amour à leur arrivée et qui viennent au restaurant pour régler leurs comptes. « Lorsque je dois faire le service dans ce contexte, dit Marie Couture, je sais que je marche sur des oeufs. En effet, ce type de situation demande une approche différente, plus effacée, je dirais. Comme je me fais toujours un devoir de donner le meilleur de moi-même, je ne peux en ajouter davantage pour compenser la tension que je ressens de leur part.
Chose certaine, je me fais la plus discrète possible sans rien enlever à la qualité de mes interventions. Par exemple, je peux choisir de tempérer mon sourire habituel parce qu’il se peut qu’ils en soient indisposés. Ça peut paraître étonnant, mais il m’est déjà arrivé de me faire reprocher de trop sourire ! Comme quoi la psychologie occupe une place importante dans notre travail. En présence de couples à couteaux tirés, je me montre aimable et je leur suggère de consulter le menu à leur rythme, qu’ils n’ont qu’à me faire signe lorsqu’ils seront prêts. Je m’adresse moins à eux tout en demeurant à portée de vue. Bref, je leur facilite la vie sans jamais tenter de jouer le rôle de médiatrice. Des situations bien délicates… »
Ne pas hésiter à donner l’heure juste
Un client difficile est aussi quelqu’un qui ne donne pas l’heure juste au personnel en salle. À ce moment, la communication est déficiente, de sorte que la qualité du service ne peut être au rendez-vous. « Il n’y a donc rien à faire, résume Marie Couture, car le client ne transmet pas à l’employé, pour toutes sortes de raisons, la nature de son mécontentement. Tout le monde vous fait signe que tout va très bien, mais le repas terminé, au moment d’enlever les assiettes, tout à coup, plusieurs affichent leur insatisfaction. Pourquoi ne pas l’avoir dit sur-le-champ ? Même si le client croit déranger la personne qui le sert en lui faisant part de ses doléances, je suis d’avis qu’il lui rend davantage service en lui permettant de le satisfaire pleinement. Évidemment, tout est dans la manière de dire les choses… »
Le service : un art exigeant
En bref, selon cette serveuse d’expérience, un client difficile est une personne qui s’exprime de façon inadéquate quant à ses goûts et à ses attentes, ou encore qui fait preuve d’impolitesse, de familiarité déplacée ou de grossièreté. « Tu fais comme si de rien n’était, tu apprends à mettre au second plan ton amour-propre en te disant qu’à la prochaine table, ça ira mieux… Et tu reprends rapidement ta bonne humeur, car le prochain client n’a nullement à subir, à travers toi, les contrecoups d’un contact difficile que tu viens de vivre. Ça forme le caractère ! »
En conclusion, le service est un art qui demande énormément d’aptitudes et de discipline. « Il nous faut nous adapter aux situations, à la cuisine et aux temps de cuisson, synchroniser constamment nos commandes, organiser nos tâches par priorités, apprivoiser les clients, composer avec leur humeur et faire face à toutes sortes d’imprévus. Et, à travers tout ça, garder néanmoins notre dignité, même si nos compromis peuvent laisser croire que nous la laissons parfois au vestiaire. »